— C’est l’enseignement essentiel que Saddam nous aura laissé : dans le pire, on peut toujours faire mieux !

Nous nous sommes esclaffés car on rigole beaucoup en dictature, le rire appartenant au matériel de survie.

Mon père continua, le front dévasté par les rides :

— Voici ce qu’il a détruit dans ce pays : la confiance. Parce qu’il ne se fie à quiconque, il a instauré une société qui lui ressemble, une communauté où chacun a peur, où chacun redoute la trahison, où le citoyen se surveille en surveillant ses voisins, où ton prochain demeure ton lointain, un traître, un délateur, un ennemi en puissance. Ce paranoïaque nous a infectés, l’Irak est devenu plus malade que lui. Si cela cessait, serions-nous capables de guérir ?

L’ombre de la guerre s’étendait sur le pays.

Depuis que des terroristes islamistes avaient agressé les États-Unis en pulvérisant deux tours avec leurs trois mille occupants, nous, les yeux tournés vers le ciel, décomptions les jours avant l’attaque de l’armée américaine. Certes, les Irakiens n'avaient pas de lien direct avec l’effondrement des immeubles à New York en septembre 2001 mais nous sentions que ce scandale avait armé le bras du président Bush et, qu’après l’Afghanistan, il le dirigerait vers nous.

Au contraire de mes camarades, je le souhaitais.

Au contraire de mes camarades, je voyais d’éventuels libérateurs dans les G.I. qui débarqueraient chez nous.

Au contraire de mes camarades, je n’avais jamais nourri de répugnance envers les États-Unis ; la bibliothèque paternelle, notre « Babel de poche », m’avait retenu de développer ce travers.

Lors de nos conciliabules clandestins, dans l’arrière-salle des Délices, je me taisais ; je savais qu’aucun des étudiants ne me comprendrait puisqu’ils n’avaient pas eu la chance de bénéficier de lectures différentes. Quoiqu’ils voulussent supprimer Saddam Hussein, leur détestation des États-Unis formait une part capitale de leur culture politique, la part contestataire.

Car le tyran avait déployé une ruse payante : après son arrivée au sommet, il n’avait laissé qu’une seule idéologie se développer librement, l’anti-américanisme ; cette haine, il ne la réprimait pas davantage qu’il ne la favorisait, il en avait abandonné le contrôle ; c’était un os jeté au peuple, lequel pouvait le ronger à sa guise. De temps en temps, si cela épaulait ses fins, le dictateur persuadait les Irakiens qu’il partageait leur rancœur : il s’était servi de l’anti-américanisme contre l’Iran autrefois, contre les Émirats arabes à l’occasion, contre Israël en permanence ; maintenant que Bush les menaçait, lui et son programme nucléaire, Saddam mobilisait cette aversion pour brouiller les alliances et se relégitimer auprès de nous ; ainsi, ses pires adversaires avaient avec lui un ennemi en commun.

À l’Université, une seule personne avait aperçu, ou plutôt flairé derrière mon silence, ma position. Il s’agissait de Leila. J’aurais parié qu’elle adoptait mon point de vue.

Leila me fascinait. Issue d’une famille comptant quatre frères aînés, elle m’offrait mon double, moi qui succédais à quatre sœurs. Entraînée à la compagnie des garçons, elle s’était glissée avec aisance dans notre groupe et, lorsqu’elle n’assistait pas à ses cours de droit, elle nous rejoignait au café où nous consacrions des heures à rebâtir les civilisations.

C’était une femme qui fumait avec volupté.

Quiconque a vu Leila glisser une cigarette entre les doigts, la renifler d’un geste preste sous ses narines frémissantes, approcher le briquet du tabac, les prunelles brillantes, la nuque tendue, le visage dévoré par l’attente, les lèvres gonflées qui semblent chuchoter « Tu vas voir, ma belle, combien tu embaumeras dès que tu brûleras », sait ce qu’est avoir rendez-vous avec le plaisir. Étincelles. Grésillements. Même le papier gémissait de joie. Ensuite Leila portait la cigarette à sa bouche, aspirait avec la rigueur d’une musicienne, fermait les paupières, renversait la nuque et l’on avait l’impression que la cigarette la pénétrait ; à cause d’une contraction, de quelques spasmes – sa poitrine se soulevait, ses épaules se livraient au canapé, ses genoux s’écartaient –, on sentait que son corps entier appelait la fumée, l’accueillait, la buvait, consentant à son envahissement. Lorsqu’elle rouvrait les yeux, les cils papillonnants, l’iris imprécis, elle évoquait une favorite qui émerge, tremblante, surprise, le pourpre aux joues, d’une nuit d’amour avec le sultan ; on aurait dit, l’espace d’une seconde, qu’elle craignait de ne pas s’être rhabillée. Puis la main qui tenait la cigarette passait devant la bouche, ses lèvres attiraient l’objet, le saisissaient, et la fumée émanait de sa gorge, de ses narines, souple, dolente, flâneuse, d’un blanc magnifique qui contrastait avec la chair sombre dont elle s'échappait.

Ulysse from Bagdad
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