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À Naples, il suffisait de tourner autour de la gare pour pénétrer les réseaux et commerces clandestins. Si l’on cherchait des stupéfiants, on se fournissait autour de la gare ; si l’on cherchait des prostituées, on les accostait autour de la gare ; si l’on cherchait des hommes payants ou gratuits, on les draguait autour de la gare ; si l’on cherchait du travail au noir, on dénichait patrons et ouvriers autour de la gare. Oh, ce n’était pas le paradis, la gare de Naples, juste l’accès, sans ticket, à l’enfer : les femelles y étaient laides, les mâles fatigués, les boulots dégradants, les employeurs odieux, les salaires squelettiques et les drogues mortelles. On trouvait tout à la gare de Naples, mais tout dégradé, tout gangrené, tout rongé par le néant.

Après quelques jours d’enquête discrète, j’y rencontrai les passeurs qui, eux aussi, traînaient leurs chaussures vernissées entre les bâtiments et qui ne tardèrent pas à m’expliquer leurs conditions.

Contre quatre à six mois d’un salaire courant, ils assuraient le transfert jusqu’à la mer du Nord, soit deux pays traversés – l’Italie et la France – et deux frontières franchies, la française et la belge. Après, on devrait se débrouiller là-bas avec d’autres contacts pour rejoindre l’Angleterre.

Parmi nous, les postulants à l’évasion, rares étaient ceux qui possédaient encore cette somme. Pas de problème ! Si nous ne l’avions pas, les passeurs nous proposaient de la gagner. Telle une agence de voyages, ils offraient un « kit complet » : quelques mois de travail contre le déplacement promis.

Je ne tardai pas à soupçonner que la mafia rôdait derrière les hommes qui nous abordaient.

— Toujours moderne, à l’affût des nouveaux marchés ! La mafia a pressenti qu’il y a de l’argent à gratter auprès des clandestins. Tel est le génie du commerce, mon fils : comprendre qu’on peut tirer autant d’or des pauvres que des riches.

Papa m’apparut alors que je massais mes chevilles, assis sur une grille d’aération, dans une ruelle puante.

— Qu’est-ce que je dois faire, Papa ?

— Fils, tu me demandes des conseils ? Les écouterais-tu ? Franchement, quel culot ! Agir à ta guise pendant des années et ne me consulter qu’au bord du gouffre… Je refuse de répondre.

— Tu refuses de répondre, toi ? Cela veut dire que tu es d’accord avec moi.

Après avoir étudié les propositions et constaté qu’elles se valaient – soit les concurrents avaient conclu un pacte secret pour que personne ne casse les prix, soit la mafia contrôlait tout –, je me liai avec l’un d’eux.

Pendant plusieurs semaines, je travaillai donc pour un ferrailleur, enfin, un étrange ferrailleur. L’homme avait une entreprise officielle mais l’essentiel de son activité s’opérait en dehors des lois. À la nuit, les contremaîtres fracturaient l’entrée des chantiers où, dissimulés depuis plusieurs heures, deux hommes sûrs avaient coupé sirènes d’alarme, caméras, lignes téléphoniques ; nous, les manœuvres, nous devions, sans lumière et sans bruit, voler le cuivre ou le zinc des bâtiments, vider les provisions, arracher les éléments déjà installés ; à cinq heures du matin, nous chargions le butin dans un camion jaune qui partait ensuite revendre ces tonnes de matériel à quelques dizaines de kilomètres. Parfois, lorsque nous manquions de chantiers importants, nous dévalisions le dimanche des usines fabriquant ou entreposant ces matériaux. D’autres fois, quand la pénurie guettait, notre chef nous envoyait dans la campagne où nous dépecions, l’obscurité venue, les toits de résidences secondaires isolées.

Dès le premier larcin, je mis ma morale entre parenthèses. Considérant que nécessité faisait loi, je ne songeais jamais aux victimes, aux entreprises spoliées, aux industriels dépouillés, encore moins aux particuliers découvrant leurs maisons sans toit. Je travaillais dur, gagnais peu, serrais les dents.

Ulysse from Bagdad
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