Les tunnels s’enchaînaient, malodorants, suffocants ; en plus des crampes, j’éprouvais des difficultés à respirer.
Combien de temps cet inconfort allait-il durer ? Je sentais que j’aurais du mal à tenir longtemps… D’autant que le chauffeur avait désormais choisi un parcours – sans doute une autoroute – qui lui évitait les stops et les feux rouges.
Que faire ?
Soudain, il s’arrêta, s’acquitta d’un péage, et partit sur des chemins plus sinueux, coupés de carrefours. Je commençai à reprendre espoir. Le crépuscule descendait. Pourvu qu’un des feux, à une intersection, dure assez longtemps…
Dès que l’occasion se présenta, je défis le lien de ma ceinture et me détachai du châssis.
Il redémarra juste quand j’allais achever, je chutai sur le dos, je n’eus pas le temps de rouler sur le côté.
Passant par-dessus moi, le camion me découvrit le ciel étoilé.
Je souris.
J’étais sauvé. J’étais libre. J’étais en France. La nuit resplendissait.
Je me vautrai dans le fossé et me mis à hurler de joie, sans plus pouvoir m’arrêter.
Dans ce récit, je me suis trop souvent plaint de ma malchance, malchance de la naissance, malchance d’une histoire politique et militaire tragique, malchance des balles et des roquettes perdues, bref, je me suis si souvent lamenté que je me dois maintenant d’annoncer que, à mon arrivée en France, le sort se montra généreux avec moi.
Après deux jours de marche, tiraillé par la faim, j’entrai dans un village frontalier pour me rafraîchir à sa fontaine lorsque de curieuses banderoles arrêtèrent mon attention.
« Luttons pour la régularisation des sans-papiers », « Occupation de l’église Saint-Pierre », « Grève de la faim pour assouplir les lois iniques ».
Au-dessus d’une église de pierres fuligineuses, des manifestants en jean et tee-shirt scandaient des slogans, agitaient des panneaux et interpellaient les passants. Malgré la médiocrité de mon français, je compris vite que ces gens militaient contre le gouvernement pour obtenir la régularisation de certains étrangers, lesquels, réfugiés dans la sacristie, mouraient volontairement de soif et de faim. Devant le porche, les militants repoussaient les forces de l’ordre qui voulaient refouler les grévistes non seulement du lieu saint mais de France.
J’observai qui dirigeait le groupe jusqu’à ce que je repère un certain Max, grand escogriffe chevelu, barbu, sec, trentenaire portant une boucle d’argent à l’oreille droite.
Quand les forces de l’ordre abandonnèrent la partie et rembarquèrent dans leurs véhicules, je fonçai vers lui et lui accrochai le bras.
— Parles-tu anglais ?
— Un peu.
Sans attendre, d’une manière pressante, presque folle, je lui narrai mon histoire. Il m’écouta, les iris dilatés d’intérêt. Puis, dans une syntaxe approximative qui claudiquait sur un vocabulaire très pauvre, il m’avertit qu’il allait s’occuper de moi. Après avoir prévenu certains de ses camarades, il s’excusa d’écorcher cette langue qu’il n’avait jamais voulu apprendre tant l’anglais, malgré le jazz et le cinéma, lui paraissait, à cause de la politique étrangère de l’Amérique, un idiome d’oppresseur.
Ce soir-là, je dormis dans sa maison, au grenier, au-dessus des cinq enfants.
Les jours suivants, sa femme, Odile, eut à cœur de me remplumer parce que, depuis mon épisode italien, j’étais encore plus maigre que d’ordinaire.
Je ne dirai pas grand-chose de l’association à laquelle appartenait Max, car elle existe toujours et sauve des dizaines d’hommes comme moi, de femmes, d’enfants ; leur réussite tient à leur discrétion autant qu’à leur courage car lui et ses collègues défient les lois de leur pays et défendent une idée de la justice qui va au-delà du droit qu’ils estiment mauvais.