— Pas de réponse, fils. Mais son départ représente un accomplissement, j’en suis heureux pour lui. Par amitié, tu devrais t’en réjouir.
— Je ne le verrai jamais jusqu’à ma propre fin ?
— Non.
— Et après ?
— Pas de réponse.
— Comment se fait-il que toi je te voie, que tu me parles, m’accompagnes, et pas lui ?
— J’ai été reconnu comme une âme tourmentée incapable de quitter la Terre.
En rapportant cela, il semblait assez satisfait de lui, comme s’il avait décroché, de haute lutte, un titre ou une décoration enviables.
— Est-ce moi, ton tourment, Papa ?
— Pardon ?
— C’est moi qui te retiens.
— Mm… Je suppose qu’on peut en juger ainsi.
— Mais un jour, à ton tour, tu partiras ?
— N’essaie pas de me tirer les vers du nez. Avec un mort, paradoxalement, ça ne marche pas !
Je me tus. Il observa mon visage fermé, mes yeux tristes, et s’agenouilla devant moi.
— Qu’as-tu à lui dire, fils ?
— Verras-tu Boub ?
— Peut-être. Je ne peux rien te promettre. Eh bien ? Le cas échéant, que dois-je lui répéter ?
— Je lui demande pardon.
— Quoi ?
— Je lui demande pardon. Parce que je n’ai pas été capable de le sauver. Et parce que je ne me suis pas rendu compte, de son vivant, qu’il était mon ami. J’ai honte de moi.
Papa se pencha, voulut m’embrasser, ne s’y résolut pas et me posa la main sur l’épaule.
— Je transmettrai ton message, fils, même si je pense que Boub n’apprendra rien qu’il ne savait déjà. En revanche, toi, ce soir, tu vas pouvoir pleurer.
— Pleurer ? Papa, je ne pleure jamais.
— Tu paries ?
— Je ne pleure jamais !
— Chiche ! Tu paries quoi ? Combien ?
Comment savait-il ? À peine eut-il disparu que, resongeant à mes mots pour Boub, je sentis les yeux me piquer puis, le torse secoué de sanglots, je m’effondrai en larmes jusqu’au milieu de la nuit.
Grâce à l’intervention de Vittoria, les rescapés de notre embarcation fatale n’étaient pas considérés comme des clandestins mais comme des naufragés. Ce qui changeait tout au regard des Siciliens. Au lieu qu’on nous parquât dans un centre de rétention, tel celui de Malte, avec d’autres clandestins arrêtés par les gardes-côtes, on nous donna le droit de circuler librement. Mieux, le village de Vittoria mit un point d’honneur à nous recevoir selon la légendaire hospitalité insulaire : chacun de nous s’était vu offrir un lieu modeste où dormir, avait reçu un pécule et accéda aux soins médicaux. Le curé réunissait des provisions auprès de ses fidèles pour nous les distribuer et Vittoria, l’institutrice, investit une salle de la mairie où elle entreprit de nous initier à l’italien.
Hélas, en moi l’élan était brisé. J’avais beau remarquer que les Italiens se conduisaient bien avec nous, je me conduisais mal avec eux, je ne les payais pas en retour, je devenais taiseux, mystérieux, méfiant, prêt à mordre celui qui me tendait la main.
Lors d’un examen de conscience, peu fier de moi, je me reprochai non seulement d’avoir quitté mon pays, détruit mes papiers, perdu mon ami, mais de ne plus supporter personne ; alors que mon but restait de trouver ma place dans la société européenne, je refusais celle qu’on m’offrait, je préférais m’enliser, dévisser… Prochaine étape, la folie sans doute ?