De temps en temps, en me savonnant sous l’eau chaude aux bains publics, je m’étonnais des caprices du destin ; durant quelques secondes, je réalisais que j’avais quitté l’Irak et ses injustices pour me retrouver à Naples exploité par la mafia.
— Je suis content que, par instants, tu t’en rendes compte, mon fils, chair de ma chair, sang de mon sang. Ta conscience, même fuyante, même furtive, existe encore.
Père profitait souvent de ces moments-là pour tenter de m’administrer ses leçons.
— Bonjour, Papa, ça gaze dans l’au-delà ?
— Très drôle. Crois-tu qu’ils vont respecter le contrat, ces gens-là ? Ne vont-ils pas te flouer ?
— J’ai la conviction que les gens malhonnêtes tiennent scrupuleusement leurs engagements une fois qu’ils t’ont proposé un marché.
— Je vois : les malfrats n’ont qu’une parole parce qu’ils n’ont que ça !
— Exact. Comme ils ne signent rien, leurs mots valent tous les écrits.
— Arrête, fils, je vais vomir. L’honneur de la pègre ! Le respect de la promesse ! Le romantisme du crime ! Cesse, par pitié ! Ces salopards utilisent ton malheur pour se remplir les poches, et tu voudrais que j’applaudisse ?
Il grimaça en m’examinant.
— Tu tiendras le coup, fils ?
— Oui
— Sûr ?
— Oui.
— Parce que tu te soignes les pieds, mais as-tu vu tes mains ? Entaillées. Déchirées. Elles ont vingt ans de plus que toi, tes mains. Tu n’as déjà plus des mains comme moi. Tu te souviens de mes mains, fils ?
— Elles étaient très belles, Papa.
— Il faut avouer que je ne les avais guère abîmées : tourner les pages, flatter ta mère, caresser mes filles…
— Gifler ton fils.
— Oh, une fois.
— Deux. Mais je les avais cherchées…
— Si tu savais comme je t’aimais, mon fils, et comme ces gifles, je ne te les ai données que par amour.
La suite nous donna raison, à moi car je finis par partir, à mon père car ils exigèrent six semaines de plus que prévu pour payer mon transport.
Enfin, on me signifia que deux passeurs, le dimanche suivant, entamaient un périple vers la mer du Nord.
Ce matin-là, je me présentai dans l’arrière-cour d’une fabrique de biscuits, au sud de la banlieue napolitaine. Trois ouvriers que je connaissais puisque nous avions sectionné des kilomètres de câbles ensemble, un Turc, un Afghan et un Albanais, se trouvaient au rendez-vous. Nous échangeâmes un vague salut. D’autres arrivèrent, inconnus, noirs pour la plupart, affublés de fausses montres de luxe, symbole de la prospérité qui serait bientôt la leur ; chacun portait un balluchon ou un sac car, selon les instructions, nous n’avions pas droit à une valise. Bien que nous remorquions tous des corps fatigués et affichions des traits tirés, quoique personne ne parlât, nous avions le même éclair de joie dans les yeux, nous partagions un sentiment de délivrance. Certains fumaient en souriant vers le ciel, d’aucuns chantonnaient, deux très jeunes Noirs battaient des mains. Lorsque la première camionnette se pointa, je constatai que nous étions déjà plus de trente.
Trois mafieux en jaillirent qui nous demandèrent d’entrer dans le bâtiment et d’aller aux toilettes, précaution indispensable pour ne pas interrompre le voyage – je précise qu’on nous avait déjà conseillé de peu manger la veille, histoire de vider nos intestins. Nous nous exécutâmes avec patience.