Un samedi où j’avais enchaîné deux mambos et trois cha-cha-cha, j’allai m’isoler dans un coin sombre, entre le bar et les toilettes masculines, j’enlevai mes chaussures, je me massai les pieds.
Une voix retentit à mes côtés :
— Eh bien, fils, je ne m’attendais pas à te rencontrer dans ce genre de gourbi…
— Papa, enfin te revoilà. Où étais-tu ?
— Je n’ai pas le droit de répondre à ces questions-là.
— Quel plaisir de te revoir après ces semaines ! Cela ne te gêne pas de m’accompagner ici ?
— Ah, tu permets, ça m’amuse… Pour une fois que tu m’emmènes dans un endroit rigolo ! Je n’avais jamais eu l’occasion de pénétrer ces lieux de mon vivant.
— Sûr ! ça n’existait pas en Irak.
— Va savoir ! Les affaires sont bonnes ?
— Molles. À la hauteur de mon intérêt. On me laisse des pourboires.
— Saad, chair de ma chair, sang de mon sang…
— Non, Papa, pas de discours, pas de morale. Ici, je ne fais rien de mal.
— Non, tu ne fais rien de mal, tu ne fais rien. Strictement rien. On ne peut pas critiquer ce que tu fais, on peut juste regretter ce que tu ne fais pas.
— Mon destin est en suspens, Papa : j’attends mon rendez-vous au bureau des Nations unies. D’ici là, il faut que je mange, non ? Et puis, j’envoie des mandats à Maman, à Bagdad.
— C’est vrai…
Accoudé au bar, quoique invisible aux femmes, il ne pouvait s’empêcher de prendre des poses avantageuses ou, l’œil coquin, de se lisser les moustaches.
— Oh, tiens, regarde la grosse, là-bas, avec les cheveux orange. Elle ne te rappelle pas Madame Ouzabekir ? C’est incroyable ! Tu ne veux pas aller lui demander si elle appartient à la famille ? Je me souviens que Madame Ouzabekir avait une demi-sœur en Égypte. Va te renseigner.
— Que veux-tu que j’aille lui dire ? Le spectre de mon père trouve que vous lui évoquez Madame Ouzabekir ?
— Ah oui, trait pour trait !
— Papa, soit elle pensera que je suis fou, soit elle croira que je la drague.
— Elle ne va pas te croquer.
Malgré quelques affectations vertueuses, Papa aimait beaucoup me rejoindre au dancing. Quand je songe à ces mois dans « La Grotte », je peine à m’y reconnaître : je n’y repère ni le Saad d’hier ni le Saad d’aujourd’hui, mais un être provisoire sans rapport avec mes aspirations ; insensible aux charmes des matrones que j’invitais à danser, poli, rigoureux, professionnel, je vivais à côté de moi-même. Puisque j'avais décidé de traverser Le Caire comme une escale pour Londres, je traversais aussi ma vie au Caire. Seul comptait mon rendez-vous.
Celui-ci eut enfin lieu. Lorsque, au « Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés », j’aperçus mon nom sur les listes placardées, avec une date, une heure, un numéro de bureau, je crus défaillir de joie. La confiance m’engourdit, j’allais réussir, j’allais obtenir le statut de réfugié.
Au matin du rendez-vous, Boubacar se comporta en coach.
— Charge la barque, Saad, privilégie les atrocités, rajoutes-en, emprunte-nous des malheurs, à moi, aux copains, reprends tout pour toi. Sinon, pour ces gens-là des Nations unies, il y aura toujours quelqu’un qui aura été plus désavantagé que toi.
— Boub, je ne veux pas mentir.
— Saad, il ne s’agit de recevoir un diplôme d’honnête homme, mais un certificat de victime. Il ne faut surtout pas que tu passes pour un mauvais réfugié, un profiteur.