Enfant, je considérais cela monstrueux, terrorisant et normal ; selon la logique d’un jeune esprit, je jugeais normal chaque phénomène que je découvrais et j’étais attaché aux monstres qui me terrorisaient. Abonné aux contes cruels, nourri par mon père de légendes archaïques tel le récit de Gilgamesh, je concevais le destin comme arbitraire, noir, effrayant, je ne me représentais pas l’univers sans Saddam Hussein, son absolutisme, ses caprices, ses haines, ses rancœurs, ses humeurs, son intolérance, ses retournements ; il me passionnait ; je l’idolâtrais aussi vivement que je le redoutais. L’unique différence entre le monde des fables et la réalité, c’était qu’ici-bas, hors des pages, loin des royaumes enchantés, l’ogre s’appelait Saddam Hussein.
D’après moi, Dieu était le concurrent de Saddam Hussein, son concurrent direct. Beaucoup de points communs, guère de différences : à lui aussi, nous devions crainte, respect ; à lui aussi, les adultes adressaient plaintes discrètes et remerciements sonores ; lui aussi, il fallait éviter de le contrarier. À l’occasion, j’hésitais, je me demandais, en cas de dilemme, qui je suivrais : Dieu ou Saddam Hussein ? Cependant, en ce match d’influences, Dieu ne jouait pas partie égale avec Saddam. D’abord parce qu’il intervenait peu dans la vie quotidienne, surtout à Bagdad… Ensuite parce qu’il mettait plus longtemps que Saddam à se venger… encaissant sans broncher des insultes que Saddam punissait avant même qu’elles soient proférées. C’était ça, selon moi, la particularité de Dieu : moins sanguin, flegmatique, guère rancunier. Distrait. Oublieux peut-être… Je risquai une hypothèse : si Dieu tardait tant aux représailles, était-ce parce qu’il était bon ? Je n’en étais pas sûr quoiqu’une si persistante désinvolture penchât en sa faveur. Je tenais Dieu pour aimable, davantage que Saddam. Il possédait également l’avantage de l’ancienneté encore que, dans le champ de ma courte existence, Saddam eût toujours occupé le terrain. Enfin, je préférais les hommes de Dieu aux hommes de Saddam : les imams barbus aux paupières violettes qui nous apprenaient à lire dans le Coran, puis à lire le Coran, dégageaient une attention, une douceur, une humanité incomparables avec l’attitude des brutes baasistes, fonctionnaires suspicieux, généraux implacables, juges féroces, policiers expéditifs, soldats à la gâchette facile. Oui, aucun doute, Dieu savait mieux s’entourer que Saddam. D’ailleurs, Saddam lui-même semblait respecter Dieu. Devant qui s’inclinait-il ?
Loin de Saddam qui m’épouvantait, de Dieu qui m’intriguait, ma famille m’apportait la sécurité et l’aventure ; d’un côté, j’éprouvais la certitude d’être aimé ; de l’autre, quatre sœurs, une mère dépassée, un père fantasque maintenaient ma curiosité en éveil. Notre maison bruissait de cavalcades, de rires, de chansons, de faux complots, de vraies embrassades, de cris étouffés par les plaisanteries ; nous manquions tant d’argent et de méthode que tout posait problème, les repas, les sorties, les jeux, les invitations ; mais nous prenions plaisir à affronter ces embarras, voire à accentuer leur contrariété car, de manière très orientale, nous adorions compliquer ce qui, simple, nous aurait ennuyés. Un observateur extérieur n’aurait pas eu tort de qualifier d’« hystérique » le fonctionnement de la maison Saad, à condition qu’il inclue le bonheur intense procuré par l’hystérie.
Mon père contribuait à brouiller notre organisation par sa façon de parler. Bibliothécaire, fin lecteur, érudit, rêveur, il avait contracté dans les livres la manie de méditer en langage noble ; à l’instar des lettrés arabes raffolant de poésie, il préférait fréquenter la langue en altitude, là où la nuit se nomme « le manteau d’obscurité qui s’abat sur le cosmos », un pain « le mariage croustillant de la farine avec l’eau », le lait « le miel des ruminants » et une bouse de vache « la galette des prés ». Par conséquent, il appelait son père « l’auteur de mes jours », son épouse notre mère « ma fontaine de fertilité » et ses rejetons « la chair de ma chair, le sang de mon sang, la sueur des étoiles ». Dès que nous eûmes l’âge de bouger, mes sœurs et moi, nous nous sommes comportés en vulgaires gamins cependant que notre père décrivait nos actes avec des mots rares : nous nous « sustentions » au lieu de manger ; plutôt que d’uriner, « nous arrosions la poussière des chemins » ; lorsque nous disparaissions aux toilettes, nous « répondions à la convocation de la nature ». Or ses périphrases fleuries ne formaient pas des messages clairs ; parce que ses premières formules alambiquées ne rencontraient que bouche bée chez ses interlocuteurs, particulièrement chez nous, sa postérité, le patriarche Saad, agacé, bouillant de colère devant tant d’inculture, perdait patience et traduisait aussitôt sa pensée dans les termes les plus grossiers, estimant que, s’il s’adressait à des ânes, il leur causerait comme tel. Ainsi passait-il de « Peu me chaut » à « Rien à cirer », de « Cesse de m’emberlificoter, facétieux lutin » à « Te fiche pas de moi, crétin ! ». En fait, mon père ignorait les mots usuels ; il ne pratiquait que les extrêmes, vivant aux deux étages les plus distants de la langue, le noble et le trivial, sautant de l’un à l’autre.