Devenu chef de famille, je remplaçai mon père et tentai de subvenir à nos besoins. J’abandonnai l’idée d’achever mes études pour parer au plus pressé : trouver du travail, décharger des caisses, nettoyer des cuisines, garder des magasins la nuit, n’importe quoi. D’un accord tacite, nous n’évoquions plus l’avenir entre nous : attelés à survivre, nous nous contentions d’aujourd’hui et de demain matin comme unique horizon,

Un soir cependant, ma mère s’approcha de moi tandis que je m’allongeais, épuisé, les reins en compote, sur ma natte et me lança :

— Mon fils, je veux que tu partes. C’est devenu l’enfer ici.

Son visage avait été tellement lavé par les tragédies qu’il était devenu un masque placide, inexpressif, ne vibrant plus d’aucune émotion.

— Maman, si tu séjournes en enfer avec mes sœurs, j’y reste avec toi.

— Saad, je crois que tu nous serais plus utile à l’étranger. Ici, l’avenir n’a pas d’avenir. Si tu partais ailleurs, tu travaillerais mieux et moins, tu t’enrichirais, tu nous enverrais des dollars.

Me tournant contre le mur, je lui opposai mes épaules et mon silence : c’était hors de question, je refusais même de considérer cette solution.

Durant ces mois précaires, la plus vive de mes nièces, Salma, six ans, m’accompagnait à tout nouveau poste que j’occupais : chargée de savoir où j’étais à chaque heure de la journée, elle effectuait la navette entre l’appartement et moi, renseignant l’assemblée des femmes, les tranquillisant sur mon sort, attestant que j’avais bien mangé la salade qu’elle m’avait apportée, annonçant à quelle heure je rentrerais.

Parce que cette fillette me rejoignait partout avec son sourire radieux et se plaisait en ma compagnie, je m’attachai à elle d’une façon inattendue. Ne représentait-elle pas le seul être humain avec lequel je prenais le temps – quelques secondes – de rire, de bavarder, de plaisanter ? Une fois, ravi de la voir après une tâche exténuante, je l’avais appelée sans réfléchir « Ma petite fiancée ». La gamine avait tant rougi, touchée au plus profond de son cœur, que, saisi de pitié pour cette pucelette qui ne connaîtrait jamais son père, je pris le pli de m’écrier toujours « Mais voici ma petite fiancée ! » sitôt quelle apparaissait, enjouée, à la porte d’un hangar ou d’une grange.

Parfois, je grondais ma mère.

— Tu ne dois pas envoyer Salma en estafette à travers la ville ! C’est trop dangereux ! Elle pourrait se trouver coincée par des fanatiques, recevoir un éclat de bombe, récupérer une balle perdue, je ne sais quoi. Je m’inquiète…

— Alors, Saad, tu devrais comprendre combien nous, tes sœurs et moi, sommes inquiètes pour toi ! Salma nous apaise plusieurs fois par jour. Sans elle, nous imaginerions à chaque heure que tu es mort. C’est un ange qui nous protège tous.

— Salma nous protège mais nous ne la protégeons pas.

— Tu ne veux plus la voir ?

— Je n’ai pas dit ça non plus. Simplement, je m’inquiète.

De peur d’être privé de Salma, je n’allais jamais au bout de mon raisonnement ni de ma colère. Ainsi, plusieurs fois par jour, la mignonne venait illuminer les lieux sombres, encrassés et puants, où je gagnais avec peine quelques dinars.

Pour soulager sa conscience, l’être humain fantasme le pire, ce qui le distrait d’ouvrir les yeux sur la réalité qui advient : je commis cette erreur, j’en trimballerai le remords ma vie durant.

Salma ne fut pas victime des convulsions politiques de Bagdad ; elle se blessa à un clou, tout bêtement. Lorsqu’elle me montra sa cuisse écorchée, elle s’amusait elle-même de son étourderie. Elle rit davantage pendant que je pratiquais des passes magiques sur sa blessure en me prétendant un mage doté de pouvoirs surnaturels puis quand j’achevais de dissiper la douleur par un baiser retentissant sur sa peau douce.

Ulysse from Bagdad
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