— Pleure maintenant si tu veux, m’ordonna-t-elle en coupant le contact.
— Je ne peux pas pleurer. Je ne pleure jamais.
— Alors embrasse-moi.
Ma bouche s’empara de ses lèvres, et, là, sur la banquette, au milieu des cigales, pendant qu’au loin sonnait le glas des morts, nous fîmes l’amour pour la première fois.
Vittoria, quoique sicilienne demeurée en Sicile, était, comme moi, un être qui avait rompu avec son passé car elle fuyait une généalogie inconfortable. Non seulement ses grands-parents avaient été des fascistes notoires, proches du dictateur Mussolini pour le pire et jamais pour le meilleur, mais ses parents, à leur tour, s’étaient illustrés par leur extrémisme : aussi gauchistes que leurs géniteurs avaient été droitiers, membres des brigades terroristes dans les années 1970 par conviction et pour conjurer la honteuse hérédité fasciste, ils s’étaient livrés à des attentats meurtriers que l’Histoire avait condamnés. Le père avait été tué d’une balle lors d’une expédition punitive, la mère avait succombé peu après à une hémorragie cérébrale en prison.
Élevée par des tantes, des oncles qui se refilaient le paquet encombrant, Vittoria avait grandi dans la solitude et le mépris des conventions. Elle était devenue institutrice pour donner un sens à sa vie, se reconstruire une enfance en aidant à construire celle de ses élèves.
Elle savait cependant que son tempérament, semblable à celui qui avait perdu ses parents et grands-parents, pouvait la conduire aux extrêmes. Généreuse, investie dans la défense des clandestins qui, régulièrement, accostaient l’île, elle aimait son action politique autant qu’elle la craignait. Elle agissait en se reprochant d’agir. Au fond, par défiance d’elle-même, elle avait honte de ce dont elle aurait dû s’enorgueillir.
Un matin, un mois exactement après la mort de Boub, Papa me rejoignit alors que j’étais, à l’aube, occupé à ma toilette.
— Saad, chair de ma chair, sang de mon sang, sueur des étoiles, comme je suis ému et rassuré de te savoir ici, auprès d’une femme belle et aimante. Si je pouvais encore fabriquer une larme de joie, je la verserais.
— Tu tombes bien. J’ai une question pour toi : comment vivez-vous, là-bas, là d’où tu viens ?
— Nous ne vivons plus, nous sommes morts.
— Mais encore ?
— Fils, il nous est interdit de divulguer le moindre indice.
— C’est un ordre ?
— C’est du bon sens ! Le mystère doit entourer la mort. Les vivants n’en acquièrent aucune connaissance de leur vivant car, quoi qu’il arrive, ils passeront le seuil à leur heure. C’est mieux ainsi, crois-moi.
— Pourquoi ? Est-ce horrible, le pays de la mort ?
— Tes ruses pour me rendre bavard sont grossières, mon cher Saad. Imagine les conséquences d’une information… Si je t’affirme que c’est mal, tu seras déçu, tu sombreras dans la neurasthénie et, du coup, oublieras de vivre. En revanche, si je prétends que c’est bien, tu souhaiteras trépasser. Ce qui protège ta vie, c’est que la réalité de ta mort demeure secrète. Ce qui fortifie ton existence, c’est l’ignorance.
— As-tu vu Boub ?
— Pas de réponse.
— Pourquoi ne vient-il pas me voir ?
— Il est parti ailleurs.
— Où ?