— Vendredi soir à la nuit.
Boub exultait. Moi, je venais de réaliser que j’allais de nouveau me risquer sur un bateau.
M’isolant pour épargner mon compagnon, je prétextai une lessive près de la rivière.
Là, au bord d’une mare étroite, entre quelques roseaux vert tendre, je me déshabillai et nettoyai nos vêtements.
Papa ne tarda pas à me rejoindre.
— Ah, te voilà ! Je me demandais si les Sirènes ne t’avaient pas épouvanté.
— Bien vu, fiston. On a déjà les mêmes là-bas, chez nous, les morts, aussi laides et aussi tapageuses, dans les zones les moins fréquentables du royaume ; je n’avais pas envie de me taper encore des têtes de goules. Alors, tu rempiles dans la marine ?
— Oh, ne m’en parle pas.
— Tu crains d’être un peu malade ?
— Je souhaite être très malade, mais malade à en perdre conscience, malade à clapoter dans le coma : comme ça, je ne me rendrai compte de rien.
— Tu as raison, fils. Un peu de mal est parfois plus intolérable que beaucoup de mal. Où allez-vous ?
— Lampedusa. Une petite île au sud de l’Italie. Dès que nous y mettrons les pieds, nous serons déjà en Europe.
Le vendredi soir, nous allâmes au lieu du rendez-vous, une crique sauvage non loin du port. Lorsque je vis l’exiguïté de la barque et le nombre de candidats sur les rochers, je crus à une erreur.
— Boub, dépêche-toi, poussons-nous devant, nous sommes trop nombreux, les passeurs vont être obligés de sélectionner.
Boub joua des coudes, nous arrivâmes parmi les dix premiers pour tendre notre argent aux hommes patibulaires qui organisaient l’expédition, puis sautâmes dans l’esquif. De façon inattendue, je ne me sentis rassuré qu’après avoir quitté le sol ferme.
Cependant les embarquements se poursuivaient.
De plus en plus à l’étroit, les clandestins tassés sur les bancs protestèrent, puis insultèrent ceux de la terre ; ceux-là répondirent avec autant de violence. Le bois craqua. Pendant cette joute verbale, les malabars, réguliers, calmes, inexorables, aidaient leurs clients à monter. Au fur et à mesure, la coque s’enfonçait davantage dans les flots.
Avant que le dernier ne s’installât, nous avions compris que nous effectuerions le voyage à cinquante sur une barque conçue pour dix. Nous avions presque honte d’avoir osé protester.
La tête basse, j’accrochai mes doigts crispés au rebord. Ainsi, je ne devrais pas seulement supporter la mer, mais la promiscuité. Cela augurait mal de la traversée.
— Tu vois, Boub, dans cet espace, on n’est pas plus serrés que les fans des Sirènes pendant leur concert, mais ça fait un autre effet.
— T’inquiète pas, Saad, gémit Boub.
Lors de sa réponse, je sentis une odeur fétide.
— En plus, ça pue, dis-je pour rire. Tu nous prends des billets au tarif business et ça pue !
— C’est moi, Saad, qui pue. J’ai peur.
Je jouai des épaules pour me trouver face à lui ; sous la lumière de la lune, je n’aperçus que ses yeux effrayés, les gouttes qui ruisselaient de son front, et je reçus sur la figure son souffle chargé, rendu plus lourd, plus acide par l’angoisse.
— Tu n’aimes pas l’eau, Boub ?
— Je ne sais pas nager.