— Je pense qu’avec la vérité, j’en ai bien assez pour qu’on m’octroie le titre de réfugié.

— Saad, ne sois pas niais. Les gens des Nations unies, si on leur explique qu’on fuit la pauvreté, qu’on veut décrocher un travail et envoyer de l’argent à sa famille pour qu’elle survive, on ne les intéresse pas. Ils ont besoin de spectacle, de scandales politiques, de massacres, de génocides, de dictateurs levant des armées de salauds maniant la machette ou la mitraillette. Si on dit juste qu’on crève de faim ou de désespoir, ce n’est pas assez. La mort avec sa faux, la famine, l’insécurité, l’absence d’avenir, ça ne les convainc pas !

— Je ne tricherai pas d’un seul mot. Si j’ai quitté l’Irak, c’est parce que je suis à la recherche d’une vie droite, sans compromis.

— Tu me fatigues. Tiens, donne-moi plutôt mes vingt pour cent.

— Voilà.

— Quoi ? C’est tout ?

— Gigolo au service minimum, je t’avais prévenu. Gigolo sans ambition. Pour récolter les gros billets, il faudrait que…

— M’enfin avant, Monsieur Saad Saad rapportait davantage ! Or Monsieur Saad Saad ne baissait pas son pantalon, que je sache ?

— Depuis que je t’ai remboursé ton investissement, je m’arrête après trois clientes et j’écoute la musique.

— Je savais que tu n’avais pas la vocation… mais à ce point-là !

— Boub, tu n’as pas davantage la vocation de maquereau !

— Moi ?

— Oui. Sinon tu aurais depuis longtemps retiré ta ceinture et tu m’aurais fouetté à mort.

— Je te signale que j’aurais l’air con si je portais une ceinture sur un survêtement ! Tu as pourtant raison, on reste des amateurs, toi et moi.

Il poussa un soupir puis ajouta, souple, en se dépliant :

— Écoute-moi au moins pour un détail. Habille-toi en pauvre, pas en gigolo pour ton rendez-vous. Juré ?

Pour pousser la porte du bureau 21 derrière laquelle m’attendait la fonctionnaire des Nations unies qui allait décider de mon existence, je dus m’y prendre à deux fois.

La première, alors que j’allais frapper, j’interrompis mon mouvement car je me sentis défaillir. Peur ! Une crainte panique de la confrontation, une angoisse d’échouer… En un instant, mon corps se couvrit de sueur, mon souffle se bloqua, j’empestai. Sans hésiter, je courus aux toilettes, vomis mon déjeuner et utilisai ensuite les rouleaux de papier pour me sécher.

Devant la glace, au-dessus du lavabo, je vis un Saad blanchâtre, aux lèvres molles, aux paupières usées, puis, lorsque je me rinçai les doigts, j’aperçus Papa se glissant derrière moi.

— Saad, chair de ma chair, sang de mon sang, poussière d’étoiles, comment puis-je te secourir ?

— As-tu un remède contre la panique ?

— Oui. Décris-moi ce que tu penses.

— Je pense que, derrière la porte, mon destin m’attend. La femme qui va m’interroger – je sais que c’est une femme par l’hôtesse d’accueil – est une magicienne qui tient ma vie entre ses mains. Selon ce qu’elle pensera de moi, elle deviendra fée ou sorcière, bonne ou cruelle, car elle a le pouvoir de me métamorphoser en avocat anglais ou en porc vautré dans sa souille.

— Voilà. Maintenant que tu l’as dit, ça va aller.

Il disparut. Je repris le couloir conduisant à mon rendez-vous.

Après quelques coups sur le battant du bureau 21, je reçus l’ordre d’entrer.

Tandis que j’avançais, la fonctionnaire des Nations unies ne broncha pas, tête inclinée sur ses dossiers, m’indiqua d’un doigt l’unique chaise en face de son bureau. Ensuite, en soupirant, elle classa plusieurs feuilles dans différents dossiers, les empila, saisit de nouveaux documents, quelques pages vierges puis rapprocha son stylo de sa bouche.

Ulysse from Bagdad
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