Sur notre esquif, les nuques se raidirent, quelques gémissements sortirent des gorges mais personne ne commenta. Le silence fut notre seule réaction. Peut-être avions-nous l’espoir qu’en nous taisant, nous supprimerions ce qui gênait nos yeux, qu’en refusant de formuler l’épouvante en mots nous amoindririons sa portée, voire sa réalité ?
Comme s’il avait compris ce qui agitait nos esprits, notre marin avait relevé le menton, fier, hautain, déterminé. Désormais, il savait que la peur nous muselait, que nous ne discuterions plus ses ordres, qu’il serait, jusqu’à ce que nous posions le pied à terre, notre héros.
Mon imagination galopait. Comment coule-t-on ? Pourquoi coule-t-on ? Je scrutais l’horizon pour guetter les récifs, je me cassais la nuque pour m’assurer que le ciel ne se couvrait pas de nuages, j’offrais mon visage à l’air du large pour repérer si les souffles qui le fouettaient venaient de notre simple propulsion ou bien de vents déferlant du lointain.
À la nuit, le marin arrêta le moteur et nous avertit qu’il souhaitait dormir, que nous repartirions à l’aube. Pour lui, nous fîmes ce que nous n’aurions entrepris pour aucun de nous : nous lui laissâmes la place de s’étendre au sol tandis que, plus serrés que jamais, nous demeurions debout.
La nuit s’écoula, lente. Dormant debout, je me réveillais sans cesse. Je sentais le bateau verser sur le flanc ; dès que je rouvrais les yeux, il se rétablissait ; aussitôt que je ne le surveillais plus, il roulait ; dans ma semi-conscience cauchemardesque, je me croyais responsable de notre destin, ridicule vigile luttant contre le naufrage par la seule force de ses paupières.
À l’aube, le moteur ronfla et notre marin, requinqué, fendit de nouveau les flots.
Soudain, il grimaça puis se mit à jurer.
— Merde ! Ils sont là-bas.
Donnant les commandes au passager le plus proche, il inspecta l’horizon avec ses jumelles. L’inquiétude lui déformait les traits ; ses lèvres marmonnaient ; ses sourcils frémissaient ; tournant la tête à droite, à gauche, il donnait l’impression de chercher une solution sur les côtés.
Il lâcha ses jumelles, prit son inspiration, nous toisa et annonça :
— Changement de direction. Nous allons à Malte. Il y a trop de navettes suspectes autour de Lampedusa. Les gardes-côtes font du zèle.
Certains d’entre nous protestèrent mais moi, je ne m’en mêlai pas. Je savais les décisions de cet homme inébranlables car j’avais accepté de lui confier mon destin.
Boub murmura, pour nous rassurer :
— Lampedusa ou Malte, c’est pareil.
— Non, Boub, Malte n’appartient pas à l’Europe. Pas encore.
— Tu en es sûr ?
— Je ne suis sûr de rien. Mais je ne crois pas. De toute façon, il nous faudra quitter Malte pour le continent, comme il nous aurait fallu quitter Lampedusa.
— Peut-être que ce sera plus facile ?
— Peut-être. Pas de croisière sans escale, non ?
Comme nous avions conscience d’être dans le pétrin, dessaisis du pouvoir de décision, nous nous contraignions à l’optimisme, unique acte qui dépendait encore de notre volonté.
Le bateau vira de cap. À intervalles réguliers, notre marin contrôlait qu’il n’était pas poursuivi par les gardes-côtes ; après plusieurs heures, il se détendit.
À la nuit, il nous fallut recommencer le manège de la veille, accepter de lui donner la place de dormir, supporter de le voir boire et manger alors que la plupart d’entre nous venaient au bout de leurs provisions, nous tenir tranquilles dans l’embarcation qui tanguait. Heureusement, la fatigue et l’accablement commençaient à ôter de l’énergie à nos capacités d’angoisse.
Un soleil pâle, paresseux, maussade ranima notre capitaine. Il grogna, s’étira, jura, cracha puis relança son moteur.
— Nous serons à Malte ce soir, annonça-t-il dans un sursaut de bonne humeur.