Personne ne pouvait contester son irritation : depuis que l’affrontement était protocolairement terminé, la situation empirait. À la guerre de territoires succédait la guerre civile. Il n’avait fallu que quelques semaines pour que tout le monde devînt l’ennemi de tout le monde ; ainsi que mon père l’avait pressenti, l’Irak sans Saddam Hussein ne guérissait pas, le pays restait paranoïaque, la maladie aggravait ses ravages.
Les sunnites, qui dirigeaient la société du temps de Saddam, s’opposaient au retour en grâce des chiites, naguère minorisés, lesquels, fort logiquement, étaient promus aux postes stratégiques par les forces d’occupation. Bagdad avait été divisée en zones chiites, zones sunnites, zones américaines, l’ensemble devenant une vaste aire d’insécurité où l’on communiquait par balles ou par explosifs. Inspirés par les méthodes terroristes d’al-Qaida, les attentats-suicides se multipliaient. Aucune journée, aucune nuit ne s’écoulait sans peur car chaque acte devenait dangereux : se rendre au marché exposait aux bombes humaines, emprunter le bus exposait aux voitures piégées, traverser la rue exposait aux balles perdues, rentrer chez soi derrière ses murs ne protégeait pas des tirs de roquettes.
Absorbé par mon chagrin, j’étais réticent à m’impliquer dans ces conflits. Outre que je ne sortais plus, que mes cours étaient suspendus, que j’évitais le café des Délices, mes idées barbotaient dans la confusion ; je n’avais qu’une impression claire : inutile d’agir, nous devrions toujours subir.
Un matin, en entamant ma toilette, je remarquai trois points sombres sous mes pieds, que je montrai aussitôt à mon père.
— Des verrues, fils.
— Je n’en ai jamais eu !
— Souvent, les verrues apparaissent après qu’on a conduit un mort en terre.
— Cela vient des cercueils ? Des cadavres ?
— Non.
— De toute façon, je n’ai accompagné personne en terre…
— Choc émotif, fils. J’usais d’une métaphore pour te suggérer que les verrues naissent des chagrins.
— Reçu cinq sur cinq ! Je suis traumatisé, c’est ça ?
— Les verrues sont des fleurs que les âmes tourmentées font éclore sur leur peau.
Attrapant mon pied d’une main, ajustant ses lunettes de l’autre, il examina les trois marguerites opaques.
— Il y a deux solutions pour les supprimer : soit tu enduis ta peau d’une décoction de citron dans du vinaigre blanc, soit tu les nommes.
— Je choisis le remède numéro un. Je ne vois pas comment je baptiserais mes verrues…
— Pourtant, ça marche aussi. J’avais un ami qui a trimballé une verrue pendant dix ans, une solide, une tenace, une persistante, dont aucun grattage, aucune potion ne venait à bout. Le jour où il l’a qualifiée de Fatima, elle a disparu.
— Fatima ?
— Fatima, sa mère, une épouvantable mégère qui l’avait martyrisé sans qu’il se l’avouât auparavant. Dès que tu repères le juste titre d’une verrue, celui qui explique son origine, tu l’effaces.
— Ça t’est déjà arrivé ?
— Oui.
Il rougit, diminua sa voix.
— J’ai développé une verrue pendant mes deux premières années de mariage avec ta mère.
— Tu as trouvé son intitulé ?
— Oui.
— Eh bien ?
— Saad, chair de ma chair, sang de mon sang, sueur des étoiles, me promets-tu le secret ?