99.

Me voilà figé dans une aporie, celle que je n’ai pas assez entrevue dans les réponses au micro-trottoir : les passions, que je le veuille ou non, demeurent. « Figé » ? Que dis-je ? Justement, de toute cette enquête, si je dois retenir une chose, c’est bien la non-fixation : ne s’attarder à aucune pensée, laisser couler, voilà le détachement !

J’ai à cœur de faire de Houei-neng et de sa méthode mes guides. Chaque jour, je suis traversé par mille quintes passionnelles. Hier, devant mille huit cents personnes, j’ai donné une conférence avec Matthieu Ricard. Aucun problème. Ancré dans mes vocations, la vie paraissait évidente, elle coulait de source. Aujourd’hui, avec B et Z, dans ce bar animé et bruyant, je lis un petit papier : « gage : parler de Houei-neng, le Sixième Patriarche, à une fille. » Une jolie femme arrive pour me remercier de mes livres et je peine à aligner deux phrases. Je me sens étranger à ce monde, incapable d’apprécier quelque légèreté. Je suis déconnecté. Ce n’est pas grave : Houei-neng, Houei-neng…

Se détacher du détachement ici et maintenant, oser la non-fixation. Plus que jamais, je perçois que tout est dans ce principe : ne pas s’appesantir ni s’attarder, ne pas saisir ni refuser, vivre à fond chaque instant. Pas besoin de jouer un rôle, juste se laisser être.

 

Après quelques verres, je remonte avec B chez moi. Quelque peu las, je me déshabille pour me mettre au lit. Mon corps est fourbu et je repense à la soirée avec Matthieu Ricard. Elle m’a confirmé l’exigence de tenir bon dans mes vocations, de m’y abandonner avec joie. En ce soir, cette rencontre me montre que l’abandon de l’ego découle d’un véritable amour de soi et de la vie. Savourer chaque instant, jouir de soi, sans se fixer. Rester ouvert et disponible, léger.

Parmi les mille huit cents personnes, je m’étais cependant fixé sur un visage : celui de ma femme. Houei-neng me permettrait-il de redécouvrir l’essentiel quand la fascination, les mille et un désirs superficiels, m’arrachent de ce qui me nourrit véritablement ?

Je suis de plus en plus convaincu que si les passions possèdent autant de force, c’est précisément parce que je n’ose pas capituler. Dans l’angoisse, je m’agite. Et comme celui qui tombe à l’eau, au lieu de se laisser flotter, gesticule vainement, je patauge dans mes affects. Flotter ou couler relèvent l’un et l’autre du détachement. Aller au fond du tourment pour l’habiter et lui donner sens…

Le Philosophe nu
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