30.
Instituer
Il y a peu, j’ai longuement parlé à Z. Nous avons mis au point un plan d’attaque : régularité dans nos rencontres, transparence dans le dialogue, prière en commun. Nous avons même pris le temps de comparer chaque parcelle, ou presque, de nos corps et j’ai vu de mes yeux qu’à part l’infirmité, il n’y avait strictement aucune différence entre eux. Pourtant, voilà bien le truc massif qui me sépare des autres garçons…
Double interrogation au cœur de ma pratique : Que puis-je instituer dans ma vie ? Que dois-je écarter de mon existence ?
Sans retomber dans le volontarisme, je ne crois cependant pas que je puisse éviter l’engagement, le passage à l’acte. Comment concrétiser dans le quotidien les enseignements de l’exploration intime ? Trop souvent, je considère avec mépris les habitudes et n’y vois qu’une prison, une routine, une sorte de nécrose, un manque évident de vitalité. Hier, par une curieuse curiosité, j’ai relu un peu Aristote. Il vient décaper mon préjugé tenace : « On a donc raison de dire que c’est par la pratique de la justice et de la tempérance qu’on devient juste et tempérant. Faute de cette pratique, nul ne deviendra honnête homme1. »
Pourquoi ne pas m’attarder simplement sur quelques points de vigilance ? À vouloir tout changer, ne risquerais-je pas de dilapider inconsidérément mes forces ? Je préfère me concentrer sur les grands chantiers de mon existence.
C’est d’ailleurs ce que nous faisons déjà, modestement, avec nos enfants. En cette période de Noël, toute la famille s’est réunie pour attribuer à chacun son exercice spirituel, tous récapitulés sur un petit papier :
Exercices spirituels de la famille Jollien
Victorine : essayer d’être ponctuelle et ordonnée.
Augustin : dire bonjour et au revoir, sourire aux gens.
Maman : ne pas rester dans la colère.
Papa : écrire son journal chaque jour et se reposer.
Le billet incite évidemment à dépasser ces petites perspectives naïves, à aller plus loin, plus profond surtout. À quoi consacrer mes efforts, comment vivre les exercices spirituels à même l’existence ? Je ne dois pas imiter Zénon, ni saint François d’Assise, ni le dalaï-lama, ni importer du dehors des outils nouveaux. Fâcheuse tendance à pousser l’ascèse toujours plus loin. Accomplissement de mille prouesses pour jeûner, pour me sevrer de Z, ne serait-ce qu’un jour, mais détestable manque de patience envers mes proches… Je dois déjà, tout simplement, abandonner certains réflexes, certaines craintes et quelques tensions. Moyens et fin se confondent : la libre joie !
Que puis-je instituer, ici et maintenant ? Que dois-je écarter de ma vie ?
Aristote, Éthique de Nicomaque, chap. IV, 5, Paris, Flammarion, 1965, p. 50-51.