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Sur le chemin de l’école, j’ai repensé à cette histoire d’exercices spirituels et à la physique stoïcienne comme contemplation de la nature. D’habitude, je conduis les enfants jusqu’à l’arrêt Pédibus1 et je fonce pour rentrer au foyer. À vrai dire, je ne sais pas apprécier cette petite promenade, en faire l’occasion d’une pratique ou tout simplement être là, disponible et ouvert. Pire, souvent je perçois la nature qui m’environne comme une adversaire, un danger à éviter ou à maîtriser, sans réellement comprendre qu’elle me crée et me nourrit. Je l’appréhende en technicien, je la démonte et la remonte, je me sers d’elle, je l’utilise, sans jamais l’apprécier véritablement.
Le fond de l’air est frais et je foule quelques feuilles mortes. Je pressens ce que les exercices révèlent plus d’une fois : qu’il ne s’agit pas de se libérer du monde, mais de mon monde, des étiquettes qui, classant le réel, me coupent de lui et m’enferment dans la prison de mes pensées.
Cet après-midi, en compulsant longuement mes livres, j’ai bravé une interdiction que je m’étais pourtant strictement imposée. C’est que je tentais de trouver une définition de ces fameux exercices. Pierre Hadot m’éclaire : « Personnellement, écrit-il, je définirais l’exercice spirituel comme une pratique volontaire, personnelle, conçue pour déclencher une transformation de soi2. » L’ascèse a ses grands chantiers : le travail des représentations, la maîtrise des désirs, l’élargissement de notre vision du monde, la purgation des passions… Purger ses passions, voilà qui devrait sérieusement commencer à m’intéresser !
Donc revenir à mes moutons spirituels !
L’image de l’athlète qui sculpte son corps dit assez bien ce que font sur l’âme les exercices spirituels. Au fond, philosopher, c’est quitter un mode de vie pour un autre. Passer du phaulos au sophos – du moins-que-rien au sage. Il me plaît de noter dans ce journal quelques exemples concrets, aptes à me tirer d’embarras le cas échéant. Surtout, je dois éviter les considérations trop générales tout en me méfiant du nombrilisme, car mon nombril, je ne le vois que trop !
Ce matin, un phaulos, après avoir attendu son texto, s’est emporté devant un problème informatique. Il y a du pain sur la planche !
Dans La Tranquillité de l’âme, Sénèque en donne à foison : « Habituons-nous à éloigner de nous le faste, et à priser dans les choses l’utilité, non l’éclat. Mangeons pour apaiser la faim, buvons pour étancher la soif ; ne payons au plaisir charnel que le tribut nécessaire. Sachons nous servir de nos jambes, régler notre table et notre costume non sur les exemples modernes, mais comme nous y invitent les mœurs de nos pères. Sachons nous fortifier dans la continence, repousser le luxe, fuir l’intempérance, calmer notre colère, envisager de sang-froid la pauvreté, cultiver la frugalité (dussions-nous avoir quelque honte d’apaiser à peu de frais des appétits naturels), tenons comme à la chaîne nos fougueuses espérances et notre imagination élancée vers l’avenir, et faisons en sorte que nos richesses viennent de nous-mêmes plutôt que de la fortune3. »
Une expression résume bien l’énumération de Sénèque : la prosoché heauton, la vigilance-à-soi. L’ennui, c’est qu’elle survient toujours après coup ! C’est une fois franchie la porte du magasin que je me demande enfin si mon achat se révélera utile. Passée la colère, je comprends que rien ne vaut la douceur. Après coup, je suis hypervigilant !
Devant une femme sublime ou à côté d’un magnifique garçon, je suis incapable de pratiquer le merismos. Mer- désigne en grec « la partie » – le merismos est ainsi une pratique de la division, du découpage en vue de se déprendre de l’attachement. Grosso modo, pour les stoïciens, le prokopton (l’homme progressant) doit diviser l’objet de sa crainte ou de son désir en morceaux. J’aperçois une belle fille, je la mets en pièces, je la décompose frénétiquement en chair, en os, en tripes, en ongles, en peau, en poils, en nerfs, en tendons. Et normalement, l’attirance devrait cesser ! Pourtant, impossible pour moi de désidéaliser les éphèbes, impossible de me figurer qu’ils ont eux aussi leur lot de souffrances. Aveugle, sourd, je suis à cent lieues du réel.
L’expérience de mes quintes passionnelles me fait douter de l’efficacité de la technique. Marc-Aurèle semble cependant y croire lorsqu’il écrit dans ses Pensées : « Comme il est important de se représenter, à propos des mets recherchés et d’autres nourritures de ce genre : “Ceci est du cadavre de poisson, ceci est du cadavre d’oiseau ou de porc” ou bien : “Ce falerne, c’est du jus de raisin”, “Cette pourpre, c’est du poil de brebis mouillé du sang d’un coquillage”. » Et à propos de l’union des sexes : « C’est un frottement de muqueuse avec éjaculation, dans un spasme, d’un liquide gluant4. » Je doute que la prochaine fois où je dévorerai des sushis, il me suffise de me dire : « C’est du cadavre de poisson » pour limiter mon appétit et considérablement alléger la facture ! Pourtant, interroger ainsi ses représentations permet peut-être de revenir à la réalité, de l’envisager de manière plus adéquate.
L’exercice ici calme l’imagination qui transforme bien souvent l’être aimé en mirage. En quelque sorte, il dénude le réel et, quand l’illusion l’a voilé, lui rend sa valeur véritable.
Avant de freiner par ce moyen mon infernale machine, je peux m’amuser à oser un autre point de vue. D’abord, je constate que je tiens, même au prix de grandes souffrances, à conserver mes illusions. Au fond, je sais qu’il ne suffit pas d’être un Adonis pour goûter à une éternité de délices. Du moins, la raison l’admet. Pourtant je persiste à me vouloir à leur place et doute souvent de ce que me dit le bon sens… d’où mon intérêt pour la passion qui vient déjouer cette petite mécanique rationnelle. Convertir le regard, c’est larguer les préjugés que je chéris. Pour ce faire, un détour par en haut s’avère utile. Je peux imiter Hubert Beuve-Méry qui, dans ses chroniques, adopte le point de vue de Sirius.
Combien de fois ne m’a-t-on pas rebattu les oreilles en m’invitant à prendre du recul ? Quoi de plus difficile lorsque la passion me tient ; quand, jeté hors de moi par la fascination, la peur ou la tristesse, servilement, je m’échine à poursuivre mon imagination trompeuse ? Quel amant passionné douterait que le bonheur se recueille dans les bras de sa dulcinée ?
Je ne crois pas que l’imagination soit bonne à jeter. M’aidera-t-elle à adopter aujourd’hui un autre point de vue ?
Pourquoi devrait-elle toujours nuire ? Grâce à elle, je peux changer de planète et me hisser sur Sirius. De là-haut, tout apparaît d’un jour nouveau. Que pèse ce petit tracas quotidien face à l’éternité ou, du moins, dans la totalité de mon existence ? Pour une fois, je veux me figurer à la place d’un vrai métrosexuel, d’un étalon qui emballe toutes les filles. Qui n’a qu’à claquer des doigts pour accumuler les conquêtes. Je dois aussi m’imaginer son état d’esprit au matin, lorsque, harassé par une nuit torride, il contemple le vide abyssal ouvert devant lui. Tant qu’à faire, je devrais me mettre à fond dans la peau des don Juan et voir tous les désagréments qui peuvent être aussi leur lot. Mais un contre-argument m’arrête. On peut être beau et proche de la béatitude.
Merleau-Ponty5 a dit que la philosophie consiste en un effort pour réapprendre à voir le monde. Réapprendre à voir le monde, revisiter, plus libre, un réel si souvent masqué par les habitudes, les préjugés, la peur et les attentes, telle est la tâche !
Récolte du jour : voilà donc des exercices très concrets. Pour persévérer dans le progrès, c’est bien le réel qui guide mes pas. L’ascèse va avec la joie, elle conduit au dépouillement, et non aux mortifications ni aux tristes privations.
Le Pédibus, organisé par la ville, propose aux parents de se relayer pour amener à pied les enfants à l’école.
Le Nouvel Observateur, 10-16 juillet 2008, p. 23.
Sénèque, La Tranquillité de l’âme, IX.2, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 42-43.
Marc Aurèle, À soi-même. Pensées, l. VI, point 13, Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 139.
Philosophie magazine, juillet-août 2008, n° 21, p. 24.