49.
Depuis tout à l’heure, mille pensées s’enchaînent. Un torrent noir d’idées. Je redoute de perdre mon fils, je crains que ma fille ne soit victime d’une maladie grave. J’ai peur, j’ai peur, j’ai peur. En faisant de la luge, Augustin et moi nous sommes retrouvés nez à nez avec la roue d’une voiture. Il s’en est fallu de peu pour qu’il ne soit écrasé. Depuis, une crainte rétrospective me hante. Impossible de m’ôter ça de la tête !
Ce que j’expérimente en zazen ne m’est en cet instant quasiment d’aucune utilité. Pourtant, lors de l’assise méditative, quand je compte mes respirations : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, je parviens souvent à n’être plus que le témoin du torrent de mes idées, de la cascade de mes rêveries. La même pensée ne m’occupe guère plus de trois expirations. Mais à présent, alors que d’ordinaire mon imagination passe du coq à l’âne, je suis attaché à cette peur, je la rumine. Bêtement. Mis au courant de ce trouble, un ami m’a provoqué : « Tout cela en vaut-il la peine ? Moi, je suis célibataire. Je n’ai pas ce souci ! » Pour rien au monde, même pour une bienheureuse insouciance, je ne voudrais me priver de la paternité.
Je commence à pressentir que c’est au sein de mes angoisses que le détachement peut advenir. Un sermon de Jean Tauler1 pourrait m’aider. Le mystique rhénan conseille, lorsque les tourments montent comme une tornade, de ne plus s’affairer. Il note que nous nous agitons en tous sens et cherchons de l’aide en dehors, dans la fuite en somme. Je devrais donc oser l’inaction, attendre, sans rien faire, que la vague passe, car, tôt ou tard, immanquablement, elle passe. Sans doute reviendra-t-elle, mais elle disparaîtra aussi et encore ! Est-ce cela le détachement ? Peut-être. Pour le moment, je ne renie pas mes peurs et mes blessures : oui, j’aime cet enfant. Oui, je redoute de le perdre. En ce sens, il me dépossède déjà un peu de moi. Je ne suis plus le centre du monde. À trois heures du matin, quand, persuadé d’avoir vu voler abeilles et moustiques, il braille, c’est la vie qui vient à moi me déposséder.
Au fil de ce journal, je découvre une nouvelle difficulté : assumer les hauts et les bas de l’existence. Jamais de progression linéaire, jamais de progrès définitif. Je goûte une joie pure et sans taches et voilà qu’un ridicule accroc me plonge au fond du gouffre. Jamais je ne parviens à m’installer une fois pour toutes…
Donc tout simplement penser et vivre l’attachement comme le lieu possible du détachement, son terrain d’exercice. Ce soir, il me faut sauter en pleine affectivité, oser m’y abandonner.
J. Tauler, Sermons, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 238.