15.
Tout à l’heure, dans le métro, devant les regards curieux ou apitoyés, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’acquiescement à soi. « Si tu ne faisais pas si grand cas de toi, tu t’en foutrais et tu jubilerais en toute occasion », me suis-je dit. En ce moment, une unique chose compte : me saturer de joie, la trouver partout, dans le jeu avec mes enfants, dans une lecture, dans la rencontre. Elle seule peut me détourner pour un temps de mon obsession et du manque cruel qu’elle engendre.
À propos de lecture, je suis en train de lire Don Quichotte de la Manche. Il me fait rire, ce curieux personnage. Inévitablement, j’ai rapproché sa Dulcinée du Toboso de mon maître en détachement. Pour notre preux chevalier, la première paysanne venue a servi d’égérie. Il ne tarit pas d’éloges, la prend pour la plus belle femme du monde. « Sa patrie, le Toboso, un bourg de la Manche ; son rang, pour le moins princesse, puisqu’elle est souveraine de mes pensées ; et sa beauté surhumaine, puisqu’en sa personne se réalisent les impossibles et chimériques attributs dont les poètes parent leurs maîtresses. Ses cheveux sont de l’or, son front des champs élyséens, ses sourcils deux arcs célestes et ses yeux deux soleils ; ses joues sont des roses, ses lèvres des branches de corail, ses dents autant de perles ; elle a le cou d’albâtre, la gorge de marbre, les mains d’ivoire et la blancheur de la neige. Quant à ces parties que la pudeur impose de voiler aux regards humains, elles sont telles, selon ce que je puis juger et imaginer, qu’elles n’admettent pas la comparaison, mais seulement les éloges1. » Moi aussi, je pare les garçons normaux de toutes les merveilles du monde.
Ce n’est pas un sain acquiescement à soi qui idéalise l’autre, en lui donnant le droit de vie ou de mort sur notre joie, mais bel et bien une espèce d’égocentrisme mal assumé, un égoïsme boiteux qui cherche à se consolider. Un internaute confirme : « Le passionné, narcissique, replié sur lui-même, croit se faire du bien alors même qu’il se détruit. » Se faire du bien, trouver la joie et chasser la tristesse, voilà le chemin. Plus nous sommes attachés, ligotés à nous-mêmes, plus nous sommes voués à la souffrance et plus nous nous coupons de la joie. Moins nous sommes transparents à nous, plus nous idéalisons ou dégradons autrui – c’est la même chose au fond.
Dans le malheur, une sorte de réflexe nous porte, hélas, à cette dépendance…
Alors que le bonheur s’apparente à la quête d’un idéal jamais atteint, la joie correspond, à mes yeux, à une simple et sobre adhésion à la réalité. Au contraire du bonheur qui paraît exclure hauts et bas, rechutes et manques, elle pourrait cohabiter avec mes blessures et les accidents de parcours.
Plus que tout, je me méfie des joyeux du dimanche, de la dictature de l’euphorie et de tous ceux qui nient la difficulté de vivre et la précarité de notre condition. Cependant, au cœur de mes tourments, je dois persister à considérer la joie ; au moins tout mettre en œuvre pour ne pas l’entraver. La joie, c’est la manière de vivre cela sans aigreur. L’amour de la vie pourrait bien être son autre nom.
De bonne heure, je l’ai rencontrée dans des cœurs pourtant meurtris. J’ai alors cherché à la comprendre, à la saisir. Insaisissable, elle tient de l’adhésion au réel. Dans la joie, la réalité ne pose plus problème. Libéré de toute velléité de changement, pourquoi lui résister ?
Je crains de passer pour un fataliste, pour un être finalement résigné. Pourtant, je suis convaincu que c’est en assumant totalement le réel que je combats le plus activement la souffrance. D’ailleurs, celui qui adhère à la vie, vraiment, à chaque instant – et il ne s’agit ici pas de se charger d’un fardeau –, celui-là reçoit la force de progresser. Ce qui me prive en ce moment de la joie, ce n’est pas tant ma jalousie des autres garçons, mais le refus de cette jalousie. Une part de moi résiste, voudrait terrasser cette envie et se coupe dès lors du réel. De là viennent mille tiraillements.
En somme, faire corps avec le réel, ce n’est ni abdiquer ni tolérer l’inacceptable mais bien plutôt l’épouser. Je me casse les dents pour désidéaliser les garçons de mon âge et rien n’y fait. Viendra-t-il le temps de l’acceptation où j’ose la reddition ? Oui, je refuse mon corps. Oui, il m’oppresse. Oui, c’est un poids… Mais ce n’est pas un problème !
La résignation me guette tout de même. Devant tant de luttes, je me surprends, en effet, à croire que jamais je ne changerai et qu’il se présentera toujours un X, un Y pour réveiller ma jalousie et révéler mes infirmités. Cette passion, plus forte que moi, peut facilement me pousser au découragement : pour m’avancer sur ce chemin de crête, tout un art, toute une finesse, du discernement sont donc requis.
Allons tout de même au dodo !
M. de Cervantes, L’Ingénieux Hidalgo. Don Quichotte de la Manche, t. I, chap. XIII, Paris, Seuil, 1997, p. 144.