54.

File docilement patiente devant la caisse d’un fast-food. J’attends. Depuis que j’ai formé le dessein de cette enquête, non sans malice, j’observe autour de moi. Je ne suis pas le seul à subir des quintes passionnelles.

En cette période de début d’année, le quotidien offre l’étrange vision d’individus affairés qui, tour à tour, m’agacent et m’attendrissent. L’autre jour, aux soldes, deux consommatrices surexcitées convoitant le même grille-pain en sont presque venues aux mains. Un peu plus tard, spectacle déconcertant de jeunes gens qui se revigoraient avec une boisson énergisante. J’ai ensuite observé tout spécialement un garçon qui épiait une fille, jolie d’ailleurs. Les yeux s’attardent sur certaines zones bien précises… Je me dis que je n’appartiens pas à ce monde, qui me laisse pourtant nostalgique : « Si j’avais été beau, seulement un peu plus normal, je les aurais toutes conquises. »

J’ai presque du mépris pour ces adolescents. Ces insouciants sont-ils en mesure de se poser la moindre des mille et une questions qui m’assaillent en ce moment ? Vont-ils seulement traverser les épreuves qui sont aujourd’hui un peu derrière moi ? En les guettant ainsi, eux qui se contentent d’être, j’ai l’impression d’une trop grande facilité de vivre, d’une inconscience certaine. Voilà qui redouble ma jalousie, attise mes envies. Si j’étais réellement moi-même, je ne ressentirais sans doute plus ce besoin impérieux de me comparer, de prouver, de revendiquer, d’affirmer et de dévaluer les autres. Pourquoi ne pas adhérer à cette foule, plutôt que de la juger bêtement comme je le fais ?

 

Tiens, voilà qu’un client s’offusque parce qu’il a reçu la sauce curry alors qu’il avait commandé une sauce piquante. Il s’époumone, aboie, le ridicule. Je le suis du regard. Après son coup de sang, piteux, il s’en va…

Décidément, la contradiction ne tue pas… J’en suis un lumineux exemple.

Lorsque je considère la passion (et le regret qu’elle suscite après coup), je vois bien nos communes impuissances. Le colérique qui claque les portes et vocifère des injures en grinçant des dents a beau savoir que hurler, gesticuler, signifier haut et clair son courroux se révèle, dans bien des cas, contre-productif – « la colère blesse, donc je ne dois pas y succomber » –, la connaissance de ce « donc » inéluctable ne le retient nullement. Tout à ma rêverie, je sais, moi aussi, que mes ruminations ne mènent à rien, pourtant je m’y adonne, non sans une étrange délectation. Érasme, dans son Éloge de la folie, a clairement perçu que les passions animent tout le corps et que le combat reste inégal. Très isolée, la raison peut bien galérer, la chétive, dans ses pénates, fort à l’étroit dans ce tout petit crâne… elle part perdante.

Mais que pèsent mes arguments rationnels ? Cesse donc enfin ton satané commentaire intérieur ! En zazen, bien assis sur ce tabouret de bar, au milieu du fast-food, je laisse passer, sans les retenir, mes vagues rêveries qui m’exilent du monde.

Le Philosophe nu
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