74.

Hier, ma femme est rentrée d’une sesshin. C’est fou comme la pratique semble simple : tenter de coïncider avec le réel, épouser son impermanence, sans s’accrocher à quoi que ce soit ni rien rejeter.

 

J’avais passé ma journée à nettoyer l’appartement pour lui réserver un bon accueil. L’activité m’a réjoui. J’ai même arpenté les rues de Lausanne avec un immense ficus entre les bras. De retour, j’ai mis un CD de Gainsbourg à fond et j’ai rangé tout le bazar. Je commence à percevoir ce que Houei-neng voulait dire : « C’est parce que leur esprit s’est mépris que les êtres ordinaires pratiquent et cherchent tous le Bouddha à l’extérieur d’eux-mêmes, sans s’illuminer dans leur état naturel1. »

Pour une fois, j’ai apprécié la joie, j’ai vécu la simplicité de l’instant, j’ai épousé le cours naturel des choses, sans me fixer, sans m’attacher, sans chercher au-dehors une récompense, une consolation ou quelque approbation. Léger, j’ai savouré l’existence sans que la pensée ne vienne rien juger ou condamner.

Houei-neng a peut-être raison : « L’esprit humain n’est pas la pensée, mais le vide et la paix qui forment le fond et la source de la pensée. » Se détacher des vues fausses, voilà donc « l’unique cause de cette grande chose2 ».

Pourtant, ma pente naturelle me coupe de cette simplicité. Et chaque matin, « la clarté de mon esprit » est presque immanquablement embrumée par des « J’en ai marre ! » Pour la retrouver, un minimum de pratique est requis, une ascèse en somme. Je peux par exemple me saturer de joie en contemplant les enfants, en écoutant de la musique, en lisant quelques belles lignes, en pratiquant zazen. Singulier paradoxe : pour retourner au fond du fond où réside la joie, pour s’ouvrir à elle, un effort est nécessaire. Petite hygiène mentale : me reconnaître fragile, enclin à l’abattement. Rien n’est acquis. Tout est à redécouvrir, d’instant en instant. Oui, la joie relève de la découverte plus que de la conquête. Savoir regarder, savoir recevoir… Trouver la force de dissiper un peu les nuages.

Quotidiennement, même sans avoir réellement faim, je me mets à table, sans me poser trop de questions, mais si j’oublie ma pitance, mon estomac me rappelle immédiatement à l’ordre et me redirige vers l’essentiel. Pourquoi n’en va-t-il pas ainsi pour ma faim de joie, ce besoin tout aussi fondamental ? Pourquoi le cœur et l’esprit se taisent-ils humblement quand je ne les ravitaille plus ?

Dans mes « J’en ai marre », je perçois tant d’erreurs, de généralités. Je décèle un parasyllogisme qui stipule à tort que si j’éprouve de la tristesse, alors le monde est triste. Lorsque je prends l’avion, derrière les nuages les plus épais, brille toujours un soleil, lumineux. En irait-il ainsi de la joie ? Sous l’affliction, je pressens qu’elle règne, pleine et entière au fond du fond.

1.

Fa-hai, Le Soûtra de l’Estrade du Sixième Patriarche Houei-neng, Paris, Seuil, 1995, p. 59.

2.

Fa-hai, Le Soûtra de l’Estrade du Sixième Patriarche Houei-neng, op. cit., p. 85.

Le Philosophe nu
titlepage.xhtml
part0000.html
part0001_split_000.html
part0001_split_001.html
part0002.html
part0003.html
part0004.html
part0005.html
part0006.html
part0007.html
part0008.html
part0009.html
part0010.html
part0011.html
part0012.html
part0013.html
part0014.html
part0015.html
part0016.html
part0017.html
part0018.html
part0019.html
part0020.html
part0021.html
part0022.html
part0023.html
part0024.html
part0025.html
part0026.html
part0027.html
part0028.html
part0029.html
part0030.html
part0031.html
part0032.html
part0033.html
part0034.html
part0035.html
part0036.html
part0037.html
part0038.html
part0039.html
part0040.html
part0041.html
part0042.html
part0043.html
part0044.html
part0045.html
part0046.html
part0047.html
part0048.html
part0049.html
part0050.html
part0051.html
part0052.html
part0053.html
part0054.html
part0055.html
part0056.html
part0057.html
part0058.html
part0059.html
part0060.html
part0061.html
part0062.html
part0063.html
part0064.html
part0065.html
part0066.html
part0067.html
part0068.html
part0069.html
part0070.html
part0071.html
part0072.html
part0073.html
part0074.html
part0075.html
part0076.html
part0077.html
part0078.html
part0079.html
part0080.html
part0081.html
part0082.html
part0083.html
part0084.html
part0085.html
part0086.html
part0087.html
part0088.html
part0089.html
part0090.html
part0091.html
part0092.html
part0093.html
part0094.html
part0095.html
part0096.html
part0097.html
part0098.html
part0099.html
part0100.html
part0101.html
part0102.html
part0103.html
part0104.html