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Hier, ma femme est rentrée d’une sesshin. C’est fou comme la pratique semble simple : tenter de coïncider avec le réel, épouser son impermanence, sans s’accrocher à quoi que ce soit ni rien rejeter.
J’avais passé ma journée à nettoyer l’appartement pour lui réserver un bon accueil. L’activité m’a réjoui. J’ai même arpenté les rues de Lausanne avec un immense ficus entre les bras. De retour, j’ai mis un CD de Gainsbourg à fond et j’ai rangé tout le bazar. Je commence à percevoir ce que Houei-neng voulait dire : « C’est parce que leur esprit s’est mépris que les êtres ordinaires pratiquent et cherchent tous le Bouddha à l’extérieur d’eux-mêmes, sans s’illuminer dans leur état naturel1. »
Pour une fois, j’ai apprécié la joie, j’ai vécu la simplicité de l’instant, j’ai épousé le cours naturel des choses, sans me fixer, sans m’attacher, sans chercher au-dehors une récompense, une consolation ou quelque approbation. Léger, j’ai savouré l’existence sans que la pensée ne vienne rien juger ou condamner.
Houei-neng a peut-être raison : « L’esprit humain n’est pas la pensée, mais le vide et la paix qui forment le fond et la source de la pensée. » Se détacher des vues fausses, voilà donc « l’unique cause de cette grande chose2 ».
Pourtant, ma pente naturelle me coupe de cette simplicité. Et chaque matin, « la clarté de mon esprit » est presque immanquablement embrumée par des « J’en ai marre ! » Pour la retrouver, un minimum de pratique est requis, une ascèse en somme. Je peux par exemple me saturer de joie en contemplant les enfants, en écoutant de la musique, en lisant quelques belles lignes, en pratiquant zazen. Singulier paradoxe : pour retourner au fond du fond où réside la joie, pour s’ouvrir à elle, un effort est nécessaire. Petite hygiène mentale : me reconnaître fragile, enclin à l’abattement. Rien n’est acquis. Tout est à redécouvrir, d’instant en instant. Oui, la joie relève de la découverte plus que de la conquête. Savoir regarder, savoir recevoir… Trouver la force de dissiper un peu les nuages.
Quotidiennement, même sans avoir réellement faim, je me mets à table, sans me poser trop de questions, mais si j’oublie ma pitance, mon estomac me rappelle immédiatement à l’ordre et me redirige vers l’essentiel. Pourquoi n’en va-t-il pas ainsi pour ma faim de joie, ce besoin tout aussi fondamental ? Pourquoi le cœur et l’esprit se taisent-ils humblement quand je ne les ravitaille plus ?
Dans mes « J’en ai marre », je perçois tant d’erreurs, de généralités. Je décèle un parasyllogisme qui stipule à tort que si j’éprouve de la tristesse, alors le monde est triste. Lorsque je prends l’avion, derrière les nuages les plus épais, brille toujours un soleil, lumineux. En irait-il ainsi de la joie ? Sous l’affliction, je pressens qu’elle règne, pleine et entière au fond du fond.