22.

Ce matin, encore aperçu (quel connard !) un élégant jeune homme. Cette rencontre m’a agité. D’accord ! Je commence à comprendre : les beaux corps me renvoient à l’improbable nostalgie d’une facilité de vivre que je n’ai pas. J’aimerais avoir leur assurance et leurs grâces. Passer une journée dans le corps de ce jeune homme, me gorger du plaisir de se sentir léger et insouciant, déambuler tout fier dans la rue, recueillir les regards effleurant ma silhouette bien faite. Je rêve du corps parfait, capable de jouir d’une existence sans heurts. En somme, d’une satisfaction totale, d’un hédonisme radical…

Je louche sur des mâles idéaux qui me révèlent mes manques, mon insatisfaction et surtout mes illusions ! Si la raison sait que je me trompe, mon cœur doute encore. Qu’est-ce donc que je n’accepte pas en cette vie ?

 

Dernier rendez-vous chez le médecin pour une prise de sang : plus je luttais pour ne pas bouger, plus mon bras, spastique, faisait des siennes. Sentiment d’une impuissance totale devant le corps rebelle. Soudain, un mot s’est imposé : « D’accord ! » Et la lutte s’est peu à peu apaisée, le calme s’est fait malgré moi. J’aime ce que le corps enseigne.

« D’accord ! »

 

Je souhaiterais être ce jeune homme à l’allure sportive. D’accord ! Entre résignation et fatuité, entre fuite de soi et complaisance, oser un subtil et délicat équilibre alors qu’en tous lieux je trimbale le commentateur intérieur, celui qui sanctionne tout ce que je vis d’un lénifiant « C’est bien ! », d’un consternant « Ce n’est pas bien ! », parfois d’un « Fais ceci, mais évite cela ! » ou d’un sournois « Tu ne devrais pas ! » Très bavard aujourd’hui, il me rappelle sans cesse à l’ordre : « Tu ne devrais pas envier ce garçon ! »

Oui, je louche sur lui. Quel connard !

D’accord ! Et alors ?

D’accord ! Funambule, je chemine entre fatalisme et haine de moi, raide sur une corde raide.

 

Depuis peu, je rencontre Georges Haldas. Ce mardi, je lui refile deux trois questions du micro-trottoir. En quelques phrases lapidaires, le poète suisse résume sa pensée : « La passion, c’est une maladie. On peut avoir des quintes passionnelles. » La formule me plaît, qui dit si bien la jalousie, cette envie sporadique de vivre une autre vie, ma fascination pour Z. Georges devine sans peine ma volonté de me débarrasser une fois pour toutes de mes émois. Lui ne regrette rien. Il s’abstient d’éprouver le moindre remords. Je m’insurge : « Si vous pouviez revivre, quelle existence choisiriez-vous ? » La réponse tombe, massive et lumineuse : « La mienne. » Je songe à Nietzsche, à son amor fati, à son éternel retour, Nietzsche que j’admire : il s’agit, pour lui, à chaque instant, d’assumer la totalité de la vie et de vouloir qu’elle se reproduise éternellement. Chaque choix, chaque décision est dès lors à prendre comme s’il fallait les revivre une infinité de fois : « Si, dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander : “Est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois ?”, ce sera pour toi le centre de gravité le plus solide […] Ma doctrine enseigne : “Vis de telle sorte que tu doives souhaiter de revivre, c’est le devoir – car tu revivras, en tout cas1 !” »

 

Georges évoque alors les minutes heureuses qui jalonnent une vie. Pensant à mon trouble, me souvenant de tout ce que je veux changer en moi, je rétorque : « Et si les minutes heureuses ne suffisent pas ? » « Vous voulez quoi à la place ? » demande-t-il. « La paix du cœur, une éternité de délices, par exemple, ou déjà moins souffrir. » « Une éternité de délices, c’est du roman-photo. » Précédant sa pensée, je m’enquiers : « Je me mets le doigt dans l’œil, alors ? »

Devant un homme aussi bouillonnant de lucidité me revient à l’esprit une page célèbre. Dans La République, Platon rapporte que les âmes défuntes peuvent choisir une vie pour s’y réincarner. C’est le fameux mythe d’Er le Pamphylien2. Les trépassés décident donc de l’existence qu’ils auront à mener. Une fois leur redoutable décision prise, ils boivent au fleuve de Léthé et perdent tout souvenir. J’imagine le jouisseur opter pour les plaisirs, le cupide porter son dévolu sur un destin fait de faste et d’opulence, et l’assoiffé de pouvoir briguer les charges politiques.

En face d’un tel choix, peu nombreux sont ceux, me semble-t-il, qui oseraient mettre en doute leur style de vie et s’interroger radicalement sur la vie bonne. Pour ma part, je me plais à penser que la joie pourrait me servir de boussole pour m’embarquer au pays d’Er. À y regarder de plus près, je ne crois pas que je prendrais nécessairement la place d’un mannequin.

La joie exige en effet le meilleur.

 

Georges évoque la figure emblématique de l’avare et là encore, nos vues divergent. Pour lui, il n’y a rien à faire, « l’avare restera avare ». Devant ce vieil interlocuteur espiègle et plein de bonne malice, je ne m’incline pas tout à fait. N’ai-je pas retenu la leçon de Spinoza pour qui la compréhension des déterminismes dégage des allées de liberté ? Le mythe d’Er me laisse aussi pressentir que dans nos servitudes intimes pourrait s’ouvrir une brèche. Alain confirme : « L’agriculteur ne choisit pas d’être agriculteur, mais il choisit de défricher ici, de drainer là. Le chemin fait, il choisit d’y mettre des pierres, ou de rouler en creusant la boue. Celui qui est marié ne choisit plus d’être marié, mais il choisit d’être patient, indulgent, juste, ou le contraire3. »

Certes, je n’ai pas choisi mon existence, ni mon corps d’ailleurs. Je n’ai pas totalement décidé d’aimer Corine ni mes enfants, mais je peux choisir d’être tendre avec eux, d’oser un « d’accord ».

Souvent, je crois choisir, mais qui choisit ? Parfois, j’use d’une expression qui me paraît ridicule aujourd’hui : « Tel est mon désir. » Et pourquoi pas : « Tel est mon besoin de manger, de respirer… » ? « Mon désir » ? « Mon besoin » ? Devant mes caprices, je me fais l’effet d’un alcoolique qui se justifierait : « Tel est mon désir de boire mon coup, de prendre ma dose. » Tel est mon désir de recevoir le texto de dix-sept heures.

 

En quittant la chambre de Georges, j’observe à la dérobée ce vieillard abîmé en sa méditation : les rencontres nous font et nous défont. Du moins, elles empêchent le repli sur soi, l’introspection narcissique qui me guette. Pourquoi, quand tout va mal, parler d’adhésion ? Pourquoi adhérer à la vie uniquement au moment ultime des épreuves, des blessures ou du malheur ? Alors que la fortune m’est clémente, je veux m’exercer à l’abandon. Il ne s’agit pas de me jeter en pleine mer pour apprendre à nager mais de pratiquer en toute occasion, faire du terreau quotidien le haut lieu de l’exercice.

Sur le chemin du retour, je pressens qu’au fond de toute grande joie, il y a un cœur qui s’élargit, un être qui retrouve sa dimension : moins l’on fait cas de soi, moins l’on souffre. Rencontrer véritablement autrui, l’écouter y contribue assurément. Et, aux côtés du vieil homme, j’ai un peu oublié mon obsession.

 

Sorte de loi, paradoxale, de plus en plus clairement perçue : la joie décentre. Mais voici déjà une nouvelle tentation : passer de tout à rien, passer d’un égocentrisme sans limites à un oubli artificiel, à une renonciation forcée.

 

Il est bien difficile de se décentrer un peu, un tout petit peu.

1.

G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1965, p. 92-93.

2.

Platon, La République, l. X, 614b, Paris, Flammarion, 2002, p. 512.

3.

Alain, Platon, Paris, Flammarion, 2004, p. 151-152.

Le Philosophe nu
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