59.
Aujourd’hui, je n’ai pas eu l’heur de rencontrer une vendeuse charmante. Pas de chance ! Encore que la chance soit un état d’esprit ! Au contraire, alors que je vais chez Georges, dans le bus, deux jeunes filles se sont à nouveau esclaffées et ont ouvertement ri de moi. J’ai dû réprimer ma rage, une puissante envie de tout foutre en l’air. Qu’est-ce qui m’a retenu de déverser un flot d’injures ? Et qu’aurais-je fait si à mon doigt brillait l’anneau de Gygès ou si, déjà, j’avais un peu moins de garde-fous moraux ?
Assurément, je prends mal ces moqueries. Bien que je m’efforce de sourire pour conjurer le mauvais sort qui s’est abattu sur mon être risible, j’ai senti bouillonner en moi une fureur que je peine à contenir. Quelle place donner à tout cela ? Que signifie ma hargne passagère ? Faut-il la laisser passer sans la nier ni en devenir l’esclave ?
Quand j’ai sonné chez Georges, j’ai entendu le cri de l’écrivain-poète : « Entrez ! » Retrouvant mon calme, j’ai écouté le sage parler des Évangiles, de littérature, de philosophie et des mille autres « bagatelles » qui font les joies et les chagrins d’une existence. Je lui ai confessé pour ma part ma peine à travailler, lui ai dit comme l’écriture me pèse, que je cherche le sublime, la belle phrase, tant je redoute encore le jugement du lecteur. Puis, nous en sommes venus à la poésie, qu’il me conseille de lire. Lorsque je lui ai confié que je la croyais réservée à une élite, ses poings se sont serrés et il s’est écrié : « Vous êtes le roi des cons ! » Forcé de rire, je me suis désolidarisé du ridicule préjugé tout juste énoncé. Il n’était déjà plus le mien et le titre de « Roi des cons » (est-ce l’effet du zazen ?) concernait un homme que je n’étais déjà plus. Les coups de gueule et l’ire bienveillante de Georges me réconcilient avec la vie et me contraignent à l’adhésion.
« Vous êtes le roi des cons ! »
Dans mes livres de zen, je suis tombé sur une métaphore qui évoque assez bien la justice intérieure. L’ego est comparé à un chariot qui se décompose en bâtons, planches, crochets, clous et barres de fer. C’est un ensemble disparate que l’esprit fige sous l’étiquette : « chariot ». Il dépend aussi de ce que l’on pourrait appeler non-chariot. Pour qu’il existe, il faut des artisans, des bûcherons, des forêts, de la terre, de l’eau, de l’oxygène, de l’univers. Ainsi en va-t-il de l’ego, composé complexe de cinq agrégats, comme on dit là-bas : les formes, les sensations, les représentations mentales, perceptions ou notions, les facteurs de compositions ou formations karmiques, les consciences. Tout cela signifie que l’être humain, qu’à tort nous percevons comme un moi, est littéralement un tas, une pile, un groupe, un assemblage, impermanent. Éclairante métaphore qui rappelle l’interdépendance de toute chose et la complexité d’un individu. Et surtout, occasion renouvelée de perdre la prétention qui me laisse croire en mon autosuffisance.
Qui peut être ce « roi des cons » ? C’est celui qui nie et refoule trop facilement ce qui le constitue. Dans le bus, tout à l’heure, c’était ce roi qui a pressenti une violence animale en lui. Comme elle était mal assumée, il a parié qu’elle se retournerait contre lui. Sous l’apparence d’un fragile contrôle de soi, derrière une paix de façade se cachait une colère noire d’une violence insoupçonnée.
À y regarder d’un peu plus près, les bons sentiments, la surface bien policée dissimulent toute une foule de passions tristes, une horde de brutalités.
Il y a peu, ma fille m’a agacé et je me suis surpris à lui dire : « Tu sais, une gentille fille n’aurait pas fait ce que tu as fait ! » Sur le moment, je me suis presque félicité de mon impassibilité. Néanmoins, lorsque j’y songe, j’y décèle, sous couvert de bonté, de patience et de calme, une brutalité déguisée, une très subtile et venimeuse contorsion. Alors que je croyais à une véritable maîtrise, la part cruelle œuvrait, sévissait pernicieusement. Battre ou gifler un enfant tient de la maltraitance qu’il convient de bannir sans réserve. Toutefois, mon attitude visait aussi à dénigrer ma fille, à lui faire payer le prix de sa faute. Je lui reprochais d’être ce qu’elle était en lui dessinant un idéal devant lequel elle devait rougir de honte.
Le problème de la maîtrise des pulsions n’est pas aisé à résoudre. Comment accueillir avec chaleur la foule contradictoire des sentiments qui peuvent animer un cœur ? Combien de fois, intransigeant, je pointe du doigt ce qui me déplaît ? Tout se passe comme s’il y avait un ennemi intérieur à terrasser. Mais bientôt, c’est tout mon être que je finis par haïr.
Entre répression totale et défoulement bestial, il existe évidemment une voie médiane à emprunter, précisément celle de la justice intérieure. Par moment, j’aurais la fâcheuse tendance à débrider trop vite la bête, pour suivre, tête baissée, tous les désirs qui m’appellent. Au chevet de mon poète, je repense à deux phrases de Freud lues jadis : « Le conseil de vivre jusqu’au bout sa vie sexuelle n’a rien à voir avec la thérapeutique psychanalytique, ne serait-ce que pour la raison qu’il existe chez le malade, ainsi que je vous l’ai annoncé moi-même, un conflit opiniâtre entre la tendance libidineuse et le refoulement sexuel, entre son côté sensuel et son côté ascétique. Ce n’est pas résoudre ce conflit que d’aider l’un des adversaires à vaincre l’autre1. » Ce qui est dit sur la vie sexuelle peut aisément s’étendre aux autres forces qui nous animent.
Les reconnaître, ce n’est certes pas passer à l’acte. Il existe, sans doute, d’autres manières d’assumer la pulsion que de tenter, vainement, de l’assouvir en attendant que cinq minutes plus tard en apparaisse une nouvelle. Ma colère dans le bus me confirme la présence d’un combat qui doit se vivre en société et sans l’anneau de Gygès. Je ne peux pas faire tout ce qui me chante, mais pourquoi voir les conflits intérieurs qui en découlent sous un mauvais œil ? Je sais que de tels déchirements peuvent même devenir un lieu de conversion. Pour donner une juste place à mes passions, il faut d’abord les considérer toutes sans attache ni rejet.
En quittant Georges, je mesure le gouffre qui sépare être bon, gentil et généreux et faire le gentil. Arriverai-je désormais à faire vivre mes colères sans condamner les regards moqueurs ? Surtout, je ne veux pas non plus négliger l’être blessé en moi, qui trop souvent reçoit des coups alors qu’il souhaite une consolation.
S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 527.