21.
Pourquoi ma fascination pour les garçons normaux résiste malgré mes efforts ? Patience et courage, voilà ce que je souhaite cultiver. Et surtout, me départir de cette volonté effrénée d’une guérison totale.
Inévitablement, je repense à la rencontre improbable qui, voici quelque temps, m’a fait connaître des rescapées de la prostitution. Lors d’un voyage pour Terre des hommes1, une association humanitaire, j’ai pris part à une étrange fraternité rassemblée dans une petite maison de Katmandou. Trois femmes meurtries et un infirme. Ils partagaient le thé, par terre. J’osais à peine porter mon regard sur ces trois Népalaises qui, après des mois de calvaire dans des bordels de Bombay, venaient juste d’échapper à l’esclavage. Je peinais à imaginer toutes les humiliations subies : je ne voulais pas que mes yeux effleurent ces corps naguère vendus.
Tout nous séparait : culture, langue, religion, passé… Pourtant, une communauté de sort s’est révélée peu à peu. Comme je peinais à gravir les quelques marches de l’entrée, nous avons éclaté de rire. La responsable du lieu a même attrapé mon pantalon pour que je ne me casse pas la figure. Devant ces femmes, je me souciais de mon physique comme d’une guigne. Il semblait que leur regard allait directement au cœur, au fond.
Durant le moment partagé avec ces inconnues, j’ai senti naître une fraternité. Leurs rires laissaient presque espérer l’éventualité d’un happy end à l’histoire qu’elles me contaient. Il n’en était rien. J’ai dû écouter le récit d’une abominable nuit : une Népalaise, exploitée par un proxénète, s’enfuit dans la jungle dans l’espoir qu’une bête sauvage vienne l’arracher à son sort. Mais après de longues heures d’angoisse et de solitude, l’aube arriva sans la délivrance et le souteneur la reprit.
Je savais désormais qu’il existe d’irréparables blessures. Au cœur de notre intimité fugace, une femme a lâché : « Je ne serai jamais heureuse tant qu’il y aura du trafic d’enfants, je ne serai jamais heureuse après l’humiliation que j’ai subie. » Pour ne pas être que spectateur de ces souffrances, pour ne pas consommer ces propos, j’ai fini par oser une parole.
Mes mots ont trébuché.
J’ai raconté l’histoire de la gamelle qui me touche tant et m’inspire aujourd’hui : si vous nourrissez un chien affamé, vous pouvez le battre, le battre encore, il reviendra certainement le lendemain. Mais sans doute les blessures, les manques subsisteront à jamais… Accepter que nous ne guérirons peut-être jamais de nos carences ni de nos plaies, assumer que les coups du passé peuvent hanter une âme pour nous ouvrir aux dons du jour et, pourquoi pas, les partager. Voilà à peu près tout ce que nous pouvons faire !
Avec la même voracité qu’un chien, ne recherchons-nous pas ce qui nous a manqué, au prix de grandes douleurs ?
Comme je redescendais les escaliers, une femme m’a soutenu de la main mais sa douceur m’a fait souffrir. Je me suis demandé comment je pourrais me montrer digne de leur accueil et ce que je pourrais concrètement faire pour elles. En regagnant le siège de Terre des hommes, j’ai perçu que, comme ces femmes, il se pourrait que je meure d’incurables blessures, que je ne tourne jamais définitivement la page sur certaines épreuves. Alors j’ai ressenti une joie immense, la perte de l’illusion d’une guérison totale.
Devant mes obsessions, ce qu’il me faudrait, c’est revenir sans cesse à cette intériorité, faire le mort, ne pas refuser les blessures ni croire qu’un corps ravissant et valide résoudrait toute la difficulté de vivre. Pour l’heure, suffit-il de dire : « Je n’accepte pas toujours ma condition mais ce n’est pas un problème. » Est-ce trop demander ? Pour commencer, je peux déjà accepter que je n’accepte pas. Ici et maintenant, il est impossible d’adhérer « clé en main » à la réalité avec ses beaux blonds, ses ours et ses injustices.
La fondation Terre des hommes a comme mission essentielle l’aide à l’enfance. www.tdh.ch