29.

Quoi de plus fou que la tyrannie des désirs ? Ce matin, à la pharmacie, mon regard croise une publicité pour une pommade extraordinaire contre les cors aux pieds. Magnifique exemple de désirs inadéquats. Quel comble que cette publicité soit capable de susciter le désir d’un truc complètement inutile : sur le moment, je me suis dit : « Merde, je n’ai pas de cors aux pieds ! »

 

J’ai beau commencer à comprendre qu’il existe beaucoup de lieux discrets où la joie attend encore, je devine surtout que je m’obstine à ne la chercher que là où je la veux. Je me fais l’effet du malappris qui ne savoure que les hors-d’œuvre d’un festin.

 

Lorsque j’y songe, trois mots s’imposent, trois verbes qui résument sans trop d’ambiguïté la pratique que je souhaiterais enraciner dans le quotidien : observer, instituer, persévérer. Non pas trois étapes successives mais bien plutôt trois mouvements.

 

Observer

« Regardez, mais ne touchez pas ! » De tels mots parviennent parfois à freiner la curiosité des enfants dans les musées. Ne devraient-ils pas exciter et guider la mienne dans la visite de mes musées intérieurs ? En somme, je ne sais toujours pas oser l’inaction, ni regarder sans toucher (sans fuir, sans entreprendre quoi que ce soit) les paysages intimes que mon ignorance (ou ma vieille pudeur ?) voile, trop souvent d’ailleurs. Un curieux et puissant réflexe voudrait que, sans délai, je prenne des dispositions, que je me change. Pourquoi ne pas se laisser descendre jusqu’à la région de l’affectivité au lieu de s’en tenir aux jugements, aux pensées ? Ne s’agit-il pas de connaître tout, de se connaître à fond ?

Donc juste oser voir et examiner, s’attarder un peu à considérer les recoins de l’être.

 

Voici quelques dangers : sans relâche je me compare aux autres, toujours je colle mes étiquettes, sans cesse j’emprunte mon vocabulaire au dehors afin de répertorier et cataloguer mes paysages intérieurs. Pourquoi parler si vite de jalousie ? Sans ce terme, éprouverais-je le sentiment complexe qu’il désigne ? Devant les garçons normaux, je ressentirais plutôt de la tristesse, de l’envie et de la colère… Sans les rejeter tous, choisir avec minutie les mots pour définir le tréfonds de mon être. L’emportement d’hier n’est certes pas l’agacement que je peux vivre ce matin.

Je me réduis trop à mes émotions. Mes quintes passionnelles évoluent et se transforment ! Et dans mon découragement, je ne sais pas voir les mille infimes progrès du jour.

 

Avant tout, la connaissance de soi ouvre et, par ricochet, invite à la tolérance. Comment, en effet, en s’adonnant à ce travail de précision, juger encore les autres avec désinvolture ? Le capharnaüm découvert en moi devrait aussi m’imposer un peu de retenue, de prudence, de silence.

 

Dans les lointaines contrées où conduit mon exploration intérieure, toujours je repère ce désir profond : bien faire et me tenir en joie. Aujourd’hui, elle me révèle par exemple ce que j’attends réellement de la vie : de la joie bien sûr, une solidité intérieure, de la tolérance, un peu moins de souffrance. Quand l’insatisfaction guette, ne devrais-je pas plutôt regarder en face mes attentes ? À l’école de La Palice, j’apprends qu’il est rigoureusement impossible de combler les manques sans les connaître. Insatisfait certes, mais de quoi ?

La tenue de ce journal met au jour les grandes failles de mon cœur et me permet de les observer sans les toucher. De ces blessures, de ces cicatrices entrevues, je désire faire des chantiers de vie, des terrains d’exercices et de liberté. Que je dissipe l’obscurité, que je cesse de fuir et de rejeter ce qui fait mal, ce que je n’aime pas voir ! Voilà ma tâche en cette heure !

Le Philosophe nu
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