7.

J’ai laissé mon portable à la maison, je me suis littéralement arraché à lui pour m’offrir une petite promenade en ville. À la gare, devant une jeune fille qui distribuait gratuitement des stylos publicitaires, je me suis surpris à penser : « Vite, je vais acheter un sac à dos et le remplir de stylos ! » Un étrange désir m’a fait croire que posséder autant de stylos me rendrait enfin heureux ! En riant de ma stupidité, j’ai immanquablement songé aux stoïciens pour qui la passion tient précisément d’un jugement de valeur erroné. C’est lui qui déclenche l’impulsion fugace qui emporte le passionné et met sa volonté hors de contrôle. Chrysippe m’éclaire : le coureur qui s’élance peut, au début, être maître de sa course, mais vient un moment où il est comme entraîné. Il ne peut plus s’arrêter. Je me suis alors amusé à dresser la liste de tous les jugements que je bombarde sur Z : « Il est plus beau que moi », « Il doit avoir toutes les filles à ses pieds ! », « Ça doit être génial de ne pas avoir honte de son corps », « Si j’avais ce corps, je serais le plus heureux des hommes ! » Ces mille jugements m’emportent. Je passe ma journée à tenter de les débusquer. S’il est périlleux de vouloir tout maîtriser, peut-être puis-je déjà agir sur tous ces fantasmes que je projette sur Z : « D’où provient cette envie ? », « Pourquoi me fascine-t-il tant ? »

 

Je termine cette journée de sevrage en passant un vrai moment de joie en famille. La joie libère. Pourrait-elle me conduire au détachement ?

 

Avant de me coucher, je lis les réponses micro-trottoriennes. Un homme raconte qu’il tombe amoureux pour un rien. Après des nuits torrides, il se réveille souvent aux côtés d’une créature qui l’importune au dernier degré. La veille, elle l’avait séduit et voilà que le matin, sur l’édredon, elle l’ennuie profondément.

Je devine que ce qui distingue le véritable amour de la passion tient précisément de la projection. En embrassant mes enfants, je prends conscience que je n’ai pas choisi de les aimer, ni ma femme d’ailleurs. Nulle volonté, nul choix, ou très peu entrent dans cette affection. C’est aussi plus fort que moi ! Et pourtant, qui oserait dire que je ne les aime pas librement ? Voilà bien un lien qui me comble de joie, qui me ressource et me donne la force de me libérer ! Rien à voir avec la fascination qui s’aveugle devant l’autre et ne fait que bombarder une image sur un fantôme. Il est tant de sources à l’amour, du manque à la blessure jusqu’au don de soi, tout y passe à peu près…

Le Philosophe nu
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