33.

Sur le quai de la gare, la neige tombe. Le TGV a eu quatre heures de retard : quatre heures de pratique. L’ego m’a fait une splendide démonstration de sa vivacité : on ne le tue pas si facilement, il est coriace. Une parfaite inconnue me tutoie, quatre voyageurs passent avant moi dans la file des taxis et voilà que je hausse le ton, gesticule, et crie à l’injustice. Je souris de ma faiblesse et me propose d’être, ici et maintenant, totalement un homme en retard, sans résistance, sans refus.

Donc, ce week-end, ni kenshô1 ni satori2, rien de sensationnel. Juste la conviction de plus en plus vive que l’ascèse s’accomplit dans le détail, dans les petits gestes réitérés chaque jour, toujours. Me voilà redirigé vers la persévérance.

 

Qu’est-ce qui m’attire dans le zen ? Question embarrassante au moment de pénétrer dans le prieuré. Pourquoi diable s’être tapé cinq cents bornes ? Est-ce du folklore ? Un moyen de me fuir ? Un truc à la mode ? Est-ce encore un nouveau tour de l’ego qui me tyrannise en me faisant croire que le zen délivre de toute souffrance ?

 

Devant la simplicité du moine, devant son humour et sa présence, mon sentiment de culpabilité disparaît. Quand bien même ce serait l’égoïsme qui me conduit ici, je puis assurément cueillir quelques beaux fruits. Le père m’impose deux exercices : une demi-heure d’assise méditative, le zazen, puis une demi-heure de promenade en essayant de pratiquer la non-dualité : marcher comme si je n’étais que deux jambes, voir le frère qui pèle la neige comme si j’étais le frère qui pèle la neige, contempler le cèdre comme si j’étais le cèdre, n’être qu’une grande oreille, qu’un grand œil. Je suis cette porte, cette neige, cette passante qui marche lestement. J’accueille mes pas fragiles sur la neige sans jugement aucun. Bref, je fais éclater les distances qui me séparent du monde, les barrières intérieures qui me coupent de la réalité pour épouser le réel, sans le juger. Comme dit Sekkei Harada, il s’agit aussi de pratiquer « jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre marge où la pensée puisse s’introduire3 ». S’absorber dans ce que je perçois pour oublier le moi.

Vient l’heure de l’assise. Longues, pesantes, les minutes s’égrainent. Le vide abyssal que je découvre me met presque à la torture. Sans la présence de l’autre, sans mon cinéma intérieur, j’ai l’impression de n’être rien. Parfois la joie réapparaît, limpide, claire et fraîche. Je m’y désaltère en prévision de l’aridité que, je le devine, je ne vais pas tarder à rencontrer. L’envie me prend de tout arrêter et je la laisse passer. Rester assis, rien qu’être assis.

 

Devant le cèdre, j’ai pris conscience que je vis dans mes pensées, que je me coupe du monde, que je le disloque, pour ma plus grande souffrance : bien, mal, beau, laid, froid, chaud. En gros que, sans cesse, je juge le réel et, croyant prendre de la hauteur, je me pose sur le trône de Dieu et catégorise tout à l’aune de mon seul intérêt. Or le cèdre ne sert à rien, il est, là. Je commence à goûter au fait que la vigilance ne s’oppose pas à la détente.

Persévérer… c’est cela.

 

La nuit, un bruit se fait entendre plusieurs fois. D’où vient-il ? Est-ce la fenêtre, la porte ? Provient-il de la salle de bains ? J’y vois une métaphore de mon inquiétude chronique : je suis fondamentalement insatisfait, mais je ne sais pas de quoi.

 

Les deux exercices m’ont décentré, ou plutôt, m’ont ramené au fond du fond : voilà sans doute la vocation ultime de l’ascèse. En quittant le prieuré, je me suis dit que dorénavant, dès que j’aurais un quart d’heure, je pratiquerais le zazen.

Pour persévérer.

 

Je suis résolu à continuer ces trois exercices :

 

1. Exercice de la non-dualité : je suis ma fatigue, je suis mon souffle, je suis le cèdre, je suis l’escalier, je suis ce beau garçon, je suis cette femme qui me tutoie…

 

2. Être plus attentif aux récriminations de l’ego lorsqu’il me coupe du réel, m’érige en juge devant ce qui est. Pourquoi toujours lui obéir au doigt et à l’œil ? Cela m’assurera peut-être quelques libertés sur le terrain de la passion : « Tiens, mon ego est fasciné par ce beau garçon ! », « Tiens, on se fâche là-dedans ! »

 

3. Le shikantaza = rien que : quand je suis assis, rien qu’être assis. Être, pleinement dans l’action.

 

Lorsque les internautes m’engageaient à prendre du recul, je trouvais la mission impossible. Cependant, quelques mots échangés avec le moine bénédictin ont suffi à me forger un outil concret : « Mon ego est triste, tiens, mon ego est triste ! »

 

En cette heure, joie profonde. Des doutes surgissent pourtant : cette accalmie n’est-elle que la gratification d’un moi momentanément satisfait, ou est-elle la percée vers une joie plus authentique, celle qui, comme je l’ai entrevu, demeure aux tréfonds de l’être ? Peu importe !

Ici et maintenant, je la savoure. M’engager aujourd’hui dans cette pratique, observer la bête, voir que je ne me réduis pas à l’ego. Ego, le mot ne me plaît guère, avec son petit côté tendance new age. Disons simplement que je veux débusquer Narcisse tapi au cœur de mes passions !

1.

Connaissance de sa vraie nature.

2.

Avènement de l’éveil à la vérité qui dépasse le dualisme et la discrimination. En somme, il s’agit du retour aux conditions originelles de notre nature profonde.

3.

Sekkei Harada, L’Essence du Zen. Entretiens sur le Dharma à l’attention des Occidentaux, Noisy-sur-École, Éditions de l’Éveil, 2003, p. 102.

Le Philosophe nu
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