13.

Ce matin, après un tour à pied, j’ai dû préparer une conférence sur le dépouillement. En rédigeant ces lignes, je regarde autour de moi : tous ces livres, ces notes, ces revues… je suis loin d’être dépouillé du tout ! Sans parler de mon désir d’avoir un autre corps. Au fond, j’ai l’oisiveté malheureuse. Je ne sais résider une heure, seul dans ma chambre, tant l’ennui me taraude. Voilà pourquoi je veux posséder, chercher au-dehors matière à mon bonheur, tandis que la joie se cultive à domicile. J’ai longtemps cru que philosophie et spiritualité coïncidaient avec la richesse intérieure. Il fallait donc à tout prix conquérir, m’enrichir de connaissances, d’outils existentiels. Aujourd’hui, je me sens plutôt invité au dépouillement. Il y a un trop-plein, de l’excès, un fatras en moi. Je vois bien qu’un désir effréné me pousse encore à prospecter en tous sens pour trouver quelque remède à la fascination que j’éprouve devant les beaux garçons. Grossière erreur ! Je veux désormais observer la matière humaine dont je suis fait, tenter de la sculpter, car il n’y a rien à y ajouter. Simplement, avec délicatesse, je peux me débarrasser du superflu.

L’ascèse, c’est en faire moins, me suggère ce matin un écrit de Plotin : « Tu étais déjà le Tout, mais parce que quelque chose s’est ajouté à toi en plus du Tout, tu es devenu moindre que le Tout par cette addition même. Cette addition n’avait rien de positif (qu’ajouterait-on en effet à ce qui est Tout ?), elle était toute négative. En devenant quelqu’un, on n’est plus le Tout, on lui ajoute une négation. Et cela dure jusqu’à ce que l’on écarte cette négation. Tu t’agrandis donc en rejetant tout ce qui est autre que le Tout : si tu rejettes cela, le Tout sera présent1. »

Plotin éblouit par l’évidente simplicité de sa pensée qui me ramène au dépouillement. La perfection n’advient-elle pas précisément lorsque plus rien n’est à enlever ? Le juste équilibre, la belle proportion, la justesse, voilà qui saura me guider dans ma quête.

De quoi se départir, ici et maintenant ?

Plutôt que d’acquérir de nouvelles connaissances et d’engranger toujours plus d’outils, je souhaite ôter ce qui alourdit la statue intérieure. Mes attachements, je le devine, m’offrent l’occasion de cette sculpture intime où, sans mépris, on ose éliminer ce qui pèse. Jamais un sculpteur habile ne se débarrassera d’une matière noble.

Pour l’heure, qu’il me suffise donc de déposer aux pieds de la statue l’illusion de la pleine puissance et d’observer sans complaisance mes forces, mes opacités, mes résistances, en un mot, un matériau infini ! Aurais-je la bienveillance et l’ingéniosité nécessaires à cette œuvre ? Qui oserait, sans autre forme de procès, bazarder l’enthousiasme, la joie, la compassion et l’amour ? Ne classons pas trop systématiquement les passions ! Il existe sans aucun doute de bonnes colères ou de salutaires tristesses. Les messages, sans cesse, le rappellent.

 

Dans le micro-trottoir, un nom revient souvent : l’abbé Pierre. Considérons cet exemple unique ! Je ne suis pas sûr que cet homme de passions ait pu accomplir tant de biens sous l’impulsion exclusive d’un choix rationnel. Sa bonté, je le crois, émanait de tout son être. Franchement, l’imagine-t-on décider un mercredi matin de devenir l’abbé Pierre ? Certes n’est pas, ne devient pas abbé Pierre qui veut, et toute décision passionnelle ne conduit pas à pareille élévation ! Le saint homme m’a ébloui lorsque j’ai eu la joie de le rencontrer. Interrompant notre entretien, mon portable s’est mis à sonner. J’ai répondu, embarrassé. Le père a attendu puis a lâché : « Moi, je n’ai fait qu’une concession à la modernité : ça ! » Et il a brandi sous mes yeux son dentier.

Vivifiante, libre et tonique ironie : la sainteté ne peut être que drôle. Réjouissons-nous ! L’abbé Pierre : voilà bien un être totalement dépouillé, offert, donné à l’autre, affranchi de lui ! Il me faut donc regarder devant moi pour quitter un peu ce besoin de posséder, d’amasser pour me délaisser, fût-ce d’un bagage spirituel ! Mes tiraillements me font dégringoler du trône où m’avait placé ma suffisance. Ma faiblesse tient précisément à cet oubli de ma vulnérabilité. Je ne sais pas l’accueillir, je ne sais que la meubler, tenter de vainement combler un vide. Sur le coup, j’aurais bien envie de me débarrasser une fois pour toutes de mes attachements. Mais me voilà encore à fuir la faiblesse…

1.

Plotin, Ennéades, VI, 5, [12, 19], in P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 57.

Le Philosophe nu
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