62.

Ce matin, dans mon bain, j’ai écouté un extrait d’un livre sur le zen. Tout paraît si simple. Maître Soko Morinaga donne un précieux conseil à une pratiquante qui, devant une maladie grave, craint la mort : « Quand vous avez fini de préparer la cuisine, mourez. Naissez à nouveau autour de la table pendant le moment du repas et quand vous avez terminé, mourez. Naissez dans le jardin, soyez le balai qui balaie. Quand le soir vous vous couchez, mourez là aussi, et quand le matin se lève et que vous sortez du lit, naissez à nouveau. Si vous êtes atteint de cancer, naissez avec le cancer. C’est le maintenant – et seulement ce maintenant – qui naît dans l’instant. C’est le maintenant – et seulement ce maintenant – qui meurt à nouveau. Telle est la pratique zen1. »

Ainsi, j’ai essayé de mourir dans la baignoire pour revivre en mettant mon pied mouillé sur le carrelage. Je suis mort en me brossant les dents et je suis né à nouveau en m’habillant. C’est décidé : dorénavant, lorsque je franchirai une porte, je pratiquerai cet exercice. Et ce sera un homme nouveau qui pénétrera dans chaque pièce.

Pour l’heure, le mort s’est vite réanimé lorsqu’il a consulté ses mails. Ma mésaventure avec la police a fait du bruit. Ils veulent me voir. Et voilà que je m’énerve encore, que je prépare mon argumentation, que je m’agite. Non, le garçon écorché vif de l’autre jour n’est décidément pas mort. Coriace, il résiste…

 

Dans cette histoire, la résistance de la passion à la raison me laisse désarmé, presque irrémédiablement désarçonné. Je sais pertinemment que toutes mes agitations ne servent à rien. Elles sont même carrément contre-productives. Pourtant, rien n’y fait. La rage demeure…

Serait-ce le propre de ce qui est plus fort que nous ? L’amoureux qui sait que l’objet aimé ne le désire pas continue néanmoins d’être fasciné. Et le cœur rempli de haine conserve sa rancœur alors même qu’il a appris l’innocence de son ennemi. Chaque nuit, le mari jaloux ronge son frein, quand bien même son épouse est à ses côtés, fidèle.

Banalement, la rémanence des passions sévit. Sa force fait plier le plus courageux. Souvent, je crois avoir pansé une blessure, tourné la page, mais les vieilles habitudes, les plis, reviennent, vite. J’ai déjà évoqué en ces lignes l’art de l’esquive. Je pense vraiment que la vie a ses étapes. Il ne sert à rien d’exiger trop de soi. À certains moments, devant l’impuissance, savoir pratiquer l’art du détour, est vital. Sans fuir, je peux, pour un temps, me détourner du problème pour y revenir plus tard, ragaillardi. Voilà pourquoi ce matin, je préfère un petit tour à pied et laisse de côté ce courrier qui ravive une indignation pas tout à fait éteinte, ma foi.

Capitulation provisoire égale circonspection.

Rien ne contrarie davantage celle-ci que la violence, le vice ou la cruauté. Pourquoi la confondre avec une banale soumission aussi folle que dévastatrice, laquelle donnerait libre cours aux plus bas instincts ? Au contraire, la circonspection exige de rendre ses pleins droits à la vie, de lui faire confiance, de la respecter.

 

Quand je repense à mes gendarmes, je constate que je n’ai pas été assez attentif à la réalité. Justement, dans ma passion, je me suis oublié et je les ai oubliés. Je pressens qu’une voie médiane demeure possible : ne pas tout réprimer sans suivre servilement les émotions qui m’agitent, voilà le défi. Surtout, me demander ce que je désire au fond. Avant tout, je voulais que l’on me respecte, et qu’on respecte chaque personne, fût-elle infirme, toxicomane, ou les deux à la fois. Mais pourquoi ne l’ai-je pas dit calmement, posément ? Finalement, je n’ai pas accueilli ce désir pour en faire quelque chose de bon, de fécond. En écrivant ces lignes, je songe à Nietzsche : « Tout refus et toute négation témoignent d’un manque de fécondité : au fond, si nous étions un bon champ de labour, nous ne devrions rien laisser périr sans l’utiliser et nous verrions en toute chose, dans les événements et dans les hommes, de l’utile fumier, de la pluie et du soleil2. »

La bonne terre, vivante, se renouvelle sans cesse. Pour donner du fruit, nul doute que, moi aussi, je dois me régénérer et trouver des lieux où me recréer. Voilà pourquoi avant de répondre à la police, je souhaite un peu me divertir, rencontrer des amis, rire un bon coup pour revenir plus léger à mon affaire et en faire quelque chose de beau. Dès lors que le réel me nourrit, que je goûte une subtile allégresse, je puis me détacher et traverser, allégé, les conflits. Aucun renoncement ne conduit à la joie : c’est la joie qui conduit au renoncement. La bonne terre ne nie pas l’impuissance, elle ne banalise pas la faiblesse, elle les reçoit pour en faire un terreau fertile.

En quittant mon appartement, je veux mourir à cet homme agité, en colère, obsédé par la normalité. Mourir à tout cela, ce n’est certes pas nier mais déposer pour un temps ce fardeau, le rendre à la vie. Je ne suis pas assez sot pour refuser tout le capharnaüm qui réside en moi et je me souviens avec jubilation de cette autre parole de Nietzsche : « Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante3. »

1.

S. Morinaga, La Leçon du Zen. Face à mon incommensurable stupidité, op. cit., p. 150.

2.

F. Nietzsche, Humain, trop humain, « Opinions et sentences mêlées », par. 332, in F. Nietzsche, Œuvres, op. cit., p. 811.

3.

F. Nietzsche, ibid., Ainsi parlait Zarathoustra, par. 5, p. 295.

Le Philosophe nu
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