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Ce soir, je pense à l’intuition plotinienne : « Les âmes, contemplant ainsi divers objets, sont et deviennent ce qu’elles contemplent1. » Quelques confessions recueillies aujourd’hui me pèsent sur le cœur. Un passant m’a abordé pour évoquer son fils dépressif, puis une dame, qui m’a d’ailleurs invité à boire un verre, a parlé d’un cancer du poumon. Enfin, une personne handicapée s’est plainte de ne percevoir qu’un salaire de misère.
En ce moment, je prends ou plutôt je ramasse vraiment plus que je ne reçois.
Incapable de me soustraire à de telles confidences, mû par un sentiment d’obligation, de culpabilité parfois aussi, j’écoute tout ce que l’on me dit. En ce jour, mon âme a donc contemplé mille et un maux qui m’encombrent à l’heure où je m’apprête à me coucher. Par devoir, plus que par amour, je prête l’oreille, sans vraiment entendre. Les récits de ce jour, les veuves, les cancéreux, les infirmes, reviennent avec force et m’interdisent toute innocence. Comment accueillir, sans me perdre, ce flot de complaintes légitimes, mais si lourdes à porter pour un seul homme ? Démuni, je soupçonne parfois qu’il est vital de pouvoir pour un temps détourner mon regard de cette misère qui m’agresse. Afin de ne jamais me laisser attirer hors du centre de ma vie, qui reste la joie, il faudrait pour assumer pareilles rencontres me nourrir d’amitié, d’amour, de légèreté et aussi pourquoi pas, osons le mot, de franche déconnade. Hier, pour un moment, j’ai goûté l’insouciance. Sur une route de Lausanne, tandis que mon ami R conduisait sa nouvelle bagnole, j’ai pris le volant pour zigzaguer quelque peu. Nous avons ri, nonchalants et libres. Instant d’intense allégresse, où je m’oublie pour savourer la vie dans sa crudité, dans sa beauté vierge et nue.
Nous ne sortons pas indemnes d’une authentique rencontre. Pour ne pas me laisser aigrir, pour ne pas, sous couvert de protection, me couper du monde, j’ai besoin de m’épanouir dans mes amitiés. Pour ma part, j’ai du mal à épancher mon cœur. Dans ce journal, je tente de me vider, de me détourner un peu de moi (dans les combats intérieurs, une posture narcissique risque toujours de s’installer)…
Pour le moment, trente minutes de méditation, histoire de se vider carrément !
Plotin, Ennéades, IV, 3 [8], Paris, Hachette, 1857.