83.

En descendant du bus, ce matin, crispé pour paraître le moins handicapé possible, j’ai songé aux yeux de ma fille pour éprouver une détente absolue. J’ai alors dansé. Que pèsent les sourires moqueurs devant les regards pétillants qui m’accueillent, inconditionnellement, lorsque je rentre au foyer ?

Nietzsche a raison : en aspirant frénétiquement à un ordre impeccable, en s’évertuant à terrasser la passion et les pulsions, nous tuons la vie.

 

Me détacher du jugement d’autrui nécessite assurément beaucoup d’audace. J’ai souri de me voir danser sur le trottoir. Décidément, je passe d’un extrême à l’autre : de la soumission totale à autrui à l’indifférence la plus artificielle, à la provocation presque ! Je note que le rire me réconcilie avec l’existence, qu’il me met en paix, qu’il fait la paix. Il atteste une réconciliation avec nos limites, il incarne la douceur, la tendresse. Il exige une sincérité, une franchise, une transparence et, dans le même temps, un petit recul envers le personnage que, bien des fois, nous jouons.

Pourrais-je rire de mes colères et de mes fascinations ? Pour ne pas tomber dans une guerre contre soi, une bienveillante douceur est de rigueur. Rire conduit à ce généreux détachement. Quand j’y pense, la méditation pourrait s’épanouir en un immense éclat de rire : « Ce n’est pas tout moi cette passion », « Il est rigolo ce petit bonhomme, avec sa stupide jalousie ! »

Je fais décidément trop grand cas de moi. Je joue un personnage. Le rire m’en libère un peu. En tout cas, il m’installe dans le présent.

 

Lorsque j’observe mes enfants jouer, je découvre mes véritables maîtres. Ils sont pleinement dans leurs jeux. Ils me rappellent l’allégorie du jardinier qui fait de son mieux sans se préoccuper du résultat. Quand mon fils joue au camion, il joue au camion ; lorsqu’il pleure, il pleure, tout entier dans son chagrin qui passe, et très vite. Je comprends l’invitation du zen : shikan, « rien que ».

Rien que boire, rien qu’écrire, rien que se brosser les dents (car pour le bouddhisme zen, il n’est pas d’action qui échappe au précepte du shikan), rien qu’éprouver mes quintes passionnelles. Je le sais et pourtant : quand je me nettoie les dents, je consulte mes courriels, parfois je réponds même au téléphone ; lorsque je célèbre un anniversaire, je pense au temps qui passe, ce qui plombe la soirée. Jamais, je ne me rends à l’instant, jamais je ne me donne, toujours je commente. Sans parler de ces journées vécues sur le mode du pilotage automatique, totalement à côté du présent. Les enfants m’apprendraient-ils à jouer ? Comme eux, je souhaite me consacrer tout entier au geste accompli dans l’instant.

Le zen propose de nous donner tout entier à l’instant, d’y épuiser toute notre énergie pour renaître neufs, disponibles à nouveau. Rien que vivre mes quintes passionnelles revient à les éprouver totalement, à m’épuiser dans leur ressenti. Comment pourrais-je autrement passer à autre chose ?

 

Et maintenant, trêve de bavardages, vingt minutes de « rien qu’être couché ! »

Le Philosophe nu
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