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Par nature, je prends facilement la mouche, et je n’ai donc pas fini de glaner des outils pour calmer quelque peu la bête. Une voix avisée m’a un jour indiqué un chemin. À la parution de mon dernier écrit, la première recension que j’ai lue se répandait, avec force détails, sur mon handicap. Sur le livre lui-même, presque rien… Découragé, déçu, bientôt exaspéré, je macérais dans ma rogne quand, découvrant avec amusement le texte, un proche me dit : « Ça vaut dix minutes de colère, pas davantage ! » Je me suis alors enfermé dans les cabinets pour jeter toute ma hargne sur le folliculaire. Une fois ressorti, j’ai même ressenti quelque semblant de bienveillance envers le journaliste. Bien épuisée, la passion triste ne laissait pas la moindre petite place à la rancune.
Au lieu du refoulement, de la crispation et de la violence sans limites, à pratiquer absolument : la toilette intérieure, salutaire halte cathartique, purgation jubilatoire, défoulement libérateur qui congédie toute amertume (et peut-être toute méchanceté) !
Le passage au lieu d’aisance rejoint une autre tactique léguée par un ami. La voici : un homme surprend deux gaillards qui se tapent dessus devant un restaurant. Il les observe, pas trop longtemps tout de même, et finit par poser sa main sur l’épaule de l’un d’entre eux : « Excusez-moi, Monsieur, quelle heure est-il s’il vous plaît ? » L’empoignade s’interrompt aussitôt. Les deux abrutis se regardent désarçonnés. Leur violence retombée, ils discutent. Et une issue pacifique voit bientôt le jour…
Avouons-le, la méthode n’est pas sans risque ! Le preux conciliateur aurait bien pu se ramasser un coup de poing dans la figure. Quand on est sur le point de perdre pied, rien de tel pour éviter la chute que de s’éloigner d’un pas, mais sans se laisser distraire.
Les stoïciens qui prêtent à la passion tous les maux, ou presque, proposent de distinguer la colère de sa cause : un matin, je me lève de piètre humeur, et le premier venu n’a plus qu’à faire les frais de mon acrimonie. Se trouver là et servir de paratonnerre, voilà sa déveine… Au fond, si j’étais stoïcien, devant chaque accroc, je devrais donc suggérer à mon âme : « Ne te trouble point, garde ta souveraine liberté et va ton chemin. » Je ne suis pas bon élève, je ne sais pas différencier l’occasion de la colère – le vase brisé ou, pour faire plus époque, l’imprimante bloquée – de l’emportement qui me fait jeter contre ladite maudite machine, innocente cause de cet émoi, les pires imprécations. À son faîte, le courroux monte tout en épingle et les méprises s’enchaînent : « L’imprimante est fichue. Je vais devoir en acheter une autre. Elle va me coûter un saladier. Je devrais faire venir mon informaticien. Ma femme va partir avec lui. Je resterai seul avec mes enfants… et les pages blanches de ce livre ! »
Je doute vraiment que mon arsenal thérapeutique puisse transformer une bête féroce en colombe ou un colérique en doux agneau. Cependant, les fruits d’une analyse pointue et d’exercices assidus pourraient étonner : sous cette colère imprévisible, derrière ces fulminations stériles, je découvre de la crainte, de l’attachement, un sentiment d’impuissance, une impression d’injustice, beaucoup de bêtises, bref, un fatras passionnel qui me met hors de moi. Nul besoin de recourir au memento mori devant un stupide problème informatique. Je peux toutefois imaginer un proche qui observerait le grand philosophe menacé dans sa sagesse et littéralement sorti de ses gonds pour une banale mais retorse imprimante aux câbles facétieux et au bourrage de papier facile. Imaginer son regard posé sur moi me prête bien souvent à rire lorsque je perds les pédales.
Si fréquemment répété, le piteux spectacle devrait rendre humble. Pourtant… Une imprimante, c’est un détail, mais si ma colère porte contre l’ami, la femme ou l’enfant, il est peut-être bon de réfléchir à deux fois avant de joindre le geste à la parole. Ne nous avouons pas vaincus : ne nous réduisons pas à cette frénésie et, pour nous contrôler, découvrons quelques expédients. Quelle question suffirait à dégonfler cette outre d’humeurs noires ? Peut-être tout simplement : Qui suis-je ?
Je viens de lire une anecdote qu’on prête aux Pères du désert : « L’abbé Joseph demande à l’abbé Pastor : “Dis-moi comment devenir moine ?” L’ancien lui répond : “Si tu veux trouver le repos en ce monde et dans l’autre, en toute occasion, pose-toi cette question : “Qui suis-je ?’ Et ne juge personne1.” » La sobriété de ce Pastor est parlante. On s’attendait à un barda de recettes mais le saint homme renvoie à l’intériorité, à l’observation de ses démons intérieurs, à la connaissance de la foule braillarde qui se presse dans son cœur. Comment, après une telle introspection, oser pointer du doigt les petits travers de ses proches ?
Si je m’en tiens à la colère, je retiens ce qui suit : très rarement synonyme de joie, elle fait du colérique un dérangé plutôt qu’un ennemi. Ce qu’illustre cette parabole bouddhiste rapportée par une de mes internautes : « Un maître dit à ses disciples : “Ne condamnez jamais le bâton qui vous frappe. Ce n’est que l’instrument de la colère. De même, celui qui vous fait du mal est l’esclave de sa passion.” »
Plus que tout, mes passionnants rapporteurs me révèlent la détresse de l’atrabilaire. Démuni, il souffre aussi, à cent lieues de la liberté intérieure. Une espèce de fraternité m’unirait presque à lui. Comme moi, il aspire au bonheur, à la joie. Dans cette quête, cependant, pour son malheur, il se leurre et s’égare sur d’abrupts sentiers qui le rendent triste et solitaire. Certains correspondants osent même considérer le colérique comme un grand malade… Devrais-je dorénavant accueillir avec compassion et bienveillance le fou furieux (qui peut se réveiller en chacun de nous) ?
Je note aussi que la colère puise sa force dans la frustration. L’art de se satisfaire, de cueillir dans le présent tout ce qu’il peut donner semble être la meilleure prophylaxie à mes coups de sang.
Dans ma pharmacie, je conserverai quelques inhibiteurs, car, comme Galien, une correspondante me conseille de toujours remettre au lendemain ce que me dicte la colère. J’adapterai la prescription à ma fougue et j’essaierai de retarder d’une demi-heure la mise à exécution des représailles. Ce ne sera déjà pas mal.
Je reviens donc à mon imprimante, innocent, défectueux et bien-aimé engin qui m’offre les occasions de pratiquer la vertu, d’exercer ma patience, de relativiser (un peu) les choses et de savourer (beaucoup) la joie.
Les Sentences des Pères du désert, chap. IX, par. 5, Abbaye de Solesmes, Éditions de Solesmes, 1966, p. 124.