46.
Ce matin, las d’écrire, je me suis promené.
Dans la rue, début de discussion avec un jeune inconnu qui m’a invité à partager un verre. Devant un jus de pêche, je contemple discrètement son corps, l’esprit accaparé par la vieille rengaine : « Que ce doit être bon d’arpenter la ville avec un corps si bien bâti… » Il m’avoue aimer séduire et revisite à sa manière l’étymologie de se ducere, conduire à soi… Je n’ose évidemment pas lui dire que je n’ai jamais pu me permettre le donjuanisme et que parfois j’en éprouve un vif regret. Ses propos commencent à m’étonner lorsqu’il me fait part de son insatisfaction et du peu de confiance qu’il retire de ses aventures.
Au fond, il confirme ce que je pressentais : la séduction, qui veut tout ramener à elle, est un autogoal. Rien à voir avec un amour vrai, disponible, offert qui, lui, tient d’une véritable audace. Je me dis que, de là à sombrer dans le manque, à instrumentaliser l’autre et à conditionner sa joie à des succès aussi futiles qu’éphémères, il n’y a qu’un pas. Et pourtant, si j’avais eu l’« équipement » requis, je me serais moi aussi lancé naguère dans des conquêtes féminines, dans l’espoir – vain – de glaner une reconnaissance. Pour l’heure, peut-être me suffirait-il d’en avoir la possibilité, sans la réaliser. Je rêve parfois de refroidir l’ardeur d’une Vénus en quelques mots tranchés : « Rhabille-toi, tu vas prendre froid. Et passe ton chemin, je suis marié ! » Mais la confession du jeune homme m’a refroidi : dépendance, insatisfaction, voilà le lot de ce Don Juan.
Cinq minutes avant sa confidence, je me comparais à cet inconnu, j’aurais voulu habiter son corps…
Ma fascination s’est brusquement éteinte.
Parfois, je jalouse des amis, je les envie d’être si beaux. Le tout est donc de me décentrer un tout petit peu, de laisser de moins en moins de place à ces tristes inclinations égotistes. Je doute de moi et souhaite importer du dehors de l’estime, de l’approbation. Or, même si je ressens un manque, même si je sais bien que je n’aurai jamais un tel corps, l’amour de soi et la célébration de mon existence fragile restent possibles. En saluant le jeune homme, j’ai mesuré que ni les blessures ni les carences ne m’empêchent de savourer la vie, de profiter de mes passions. Je me suis aussi dit que je m’approprie un peu trop vite le monopole de la souffrance. La mienne est certes visible, mais chacun porte sa croix.
Pour le dire dans les mots du Bouddha, qui sont plus dans le vent : « Tout est dukkha. »