19.

Sur le site Internet d’un journal, je lis un fait divers qui anime les esprits depuis quelques jours : lors d’une visite au parc de Berne, une personne handicapée mentale a laissé tomber ses affaires dans la fosse abritant un ours. Désemparé, le jeune homme a aussitôt sauté pour récupérer le sac qui contenait la photo de son amie. L’animal, qui n’a fait que son devoir d’ours, l’a mordu à plusieurs reprises, en le traînant sur quelques mètres. La police a dû intervenir en tirant sur le plantigrade. Sur le site de la feuille de chou, certains commentaires font froid dans le dos : « Pauvre bête ! J’ai beaucoup de peine pour l’ours », « Si le gars s’en sort, il faudra lui envoyer la facture du vétérinaire. Quel sombre idiot ! »… Finalement, Finn, le pauvre ours, s’en sortira. La bête reçoit même des pots de miel et… des billets d’encouragement ! Quant au jeune homme, il n’a pas cette chance. Non seulement il s’est attiré la foudre de certains citoyens outrés, mais son père a fait l’objet de menaces de mort. Les passions se déchaînent !

Accepter, accepter, accepter ! La joie relève du non-refus. L’affaire est entendue, limpide, claire, nette. Cependant, tout m’y arrache et le sort de cet homme aurait de quoi me faire hurler d’indignation. Oui, la solitude de ce garçon me bouleverse. Je sens naître en mon cœur un début de révolte. Comment accepter complètement les règles du jeu de cette vie ? Transformé en preux chevalier, je voudrais combattre tant de niaises cruautés. Le sort de l’infortuné de la fosse ravive toute l’absurde dureté de l’existence. Certes, la vie a son lot inévitable de souffrances, mais n’en rajoutons pas par ignorance, par pure bêtise et par égoïsme.

En dose homéopathique, la révolte peut, je le pressens, apporter quelque soulagement, et pourquoi pas de l’apaisement. Plutôt que de m’indigner, je devrais in fine considérer ce que je veux faire pour l’homme. Assurément ni la rage ni la colère ne changent rien, elles m’éloignent même de la joie et me rendent inefficace. Si la joie vient de l’adhésion au réel, elle requiert au contraire que j’assume chaque étape de la vie, y compris mon indignation. Elle implique aussi que je ne rejette pas ma tristesse ni mes accès de fureur. Afin que je ne tombe pas dans une gaieté de façade, dans une comédie, elle le réclame. Je ne parle évidemment pas ici de l’hilarité des fins de soirée où nous nous vautrons sur la table ou même dessous !

La joie vient d’une adhésion qui, à son degré suprême, accepte l’imperfection du monde. C’est l’« éternité de délices », l’amour intellectuel de Dieu qu’appelle de tous ses vœux Spinoza. Dans sa pureté, elle n’a pas de causes, elle se réjouit sans elles. Cependant, avant d’y accéder la route est assez longue…

 

Dans Une vie bouleversée (son journal !), Etty Hillesum me délivre d’une tentation : « Ce matin, je me suis octroyé une demi-heure de dépression et d’angoisse1. » Si je repense à mon enfance, je vois bien que les moments tristes, les chagrins et la peine, je ne les ai pas vécus à fond. Je n’ai fait que les accepter en surface. Par peur, j’ai en effet pu jouer une comédie. Les souvenirs douloureux, rejetés, agiraient-ils comme des bombes à retardement qui, tôt ou tard, si je ne les désamorce pas, me péteront à la gueule ? Pour épuiser et purifier les germes de la tristesse qui viendraient durablement à pousser en moi, il me faut… je tremble en écrivant de tels propos… Oser une reddition totale devant eux ?

Loin de la complaisance, une telle attitude exige que, sans protection, j’écrive ce qui fait si mal. Quand tout me pousse à la fuite, rester disponible et affronter la tempête. Permettre au moins au gros temps de passer ! Plus je l’évite, plus il me menace.

Je devine qu’il est des blessures dont je ne guérirai jamais. Loin d’être accablant, le constat libère et m’allège déjà du poids d’une illusoire guérison totale. Cependant, le sort du jeune me trotte dans la tête. Une contradiction douloureuse me saute aux yeux :

Petit a : je veux absolument moins souffrir.

Petit b : l’expérience montre que je vais souffrir quoi que je fasse (sclérose en plaques, trahison d’un ami, cancer, leucémie, accident de voiture, perte d’un enfant, tout est possible… je poursuis à l’infini la liste des tuiles qui peuvent me tomber dessus)…

 

Comment me départir de l’illusion que je ne peux pas éviter toute souffrance ? Est-ce que je veux seulement la perdre ?

1.

E. Hillesum, Une vie bouleversée, Paris, Seuil, 1995, p. 70.

Le Philosophe nu
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