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Je ne connais pas plus grand désir que la mort de soi : oser mourir pour oser vivre à chaque instant, tout donner pour tout recevoir. Par exemple, dès ce matin, sur le trottoir, essayer de n’être enfin rien qu’un papa. Donc :
a) Refuser d’enfiler mon costard pour jouer mon personnage ;
b) Assumer véritablement mon corps ;
c) Aller dans la vie sans bagages ;
d) Trouver la liberté dans mes trois vocations (rien que mari et père de famille, rien que personne handicapée, rien qu’écrivain).
Que n’ai-je reçu de l’existence ? Comment, après cela, continuer à me méfier de ce qui est plus fort que moi ?
Mourir à soi par les vocations constitue à mes yeux la voie royale ! Je souhaite accomplir impeccablement (avec les forces disponibles en cette heure) la tâche que m’assigne la vie !
En attribuer une à autrui relèverait de la maltraitance : « Ta vocation, c’est ton cancer ! » Infiniment plus complexe, embrasser une vocation réclame une reddition venue de l’intime. Jamais on ne dictera à quiconque d’épouser la réalité. Tristes sont les mariages forcés !
Une vocation, j’en suis de plus en plus convaincu, est un haut lieu de la liberté. J’y pensais ce matin en me réveillant. Apnées du sommeil, tensions à la nuque, problèmes de vessie, fatigue chronique et mille autres petits ennuis de santé, voilà pour le pain quotidien ! Tout cela incite à me décentrer et convie justement à la mort de soi. Si je prends tout sur moi, je suis mal barré et, à vrai dire, pas loin du désespoir !
Dans la douleur, je me suis remis au lit, suprême audace, pour attendre que cela passe. Après avoir tout tenté, quand il ne reste plus rien à faire, je souhaite pareillement me risquer à cesser de combattre et oser un « d’accord ».
Depuis la retraite, je prends conscience que l’ascèse réclame d’en faire moins et d’oser totalement la reddition. Trop souvent, je me fixe sur une idée, un désir, un fantasme, sans permettre à la vie de s’écouler, naturellement. Méditer, vivre, c’est pratiquer la non-fixation, laisser passer chaque nuage de la pensée sans s’attacher. Peu à peu, je lâche avec soulagement ce moi fatigué, crispé et jamais content qui n’en finissait pas d’accepter, tirant peut-être quelque gloire de ces efforts inutiles ! Quand l’acceptation épuise et réclamerait des forces qui me dépassent, l’abandon, le détachement et la non-fixation participent de l’esprit de souplesse. Le miroir qui d’habitude m’entraîne dans la comparaison me fournit une image bienfaisante : il reflète dans l’instant le tout de la réalité, sans rien rejeter ni saisir. Retrouverai-je une telle liberté en moi ? Nulle douleur, nulle souffrance à penser cent fois par heure à Z, si l’esprit ne s’arrête pas, s’il ne se durcit pas sur le fantasme, s’il conserve, en somme, sa fluidité naturelle.