81.

Je me suis sevré durant une heure, sans effort ou presque. Je suis de moins en moins accro à mes textos et mon amitié avec Z s’accompagne peu à peu d’une légèreté. J’ai appelé un ami et j’ai lu. D’ailleurs, dans Le Miroir vide1, j’ai découvert une anecdote zen qui a dégagé mon horizon.

Un prêtre n’a de cesse de rendre son jardin magnifique : il peigne l’herbe, enlève les feuilles qui jonchent le sol. Tout doit être irréprochable. Non loin, derrière une grille, un vieux moine observe le spectacle. À la fin du jour, notre ouvrier méticuleux convie le vieillard à admirer le fruit de ses prouesses : « Regardez comme il est parfait ! » L’autre acquiesce, convient que tout cela est effectivement très beau. Et finit par déclarer qu’il ne manque qu’une chose. Le prêtre, bien qu’il craigne le pire, par obéissance invite son aîné à s’approcher. Soudain, le malicieux saisit l’arbre et le secoue en disant : « Voilà ce qui manquait ! »

La morale de l’histoire, la voici : tout accomplir de manière impeccable et demeurer détaché du résultat !

Au fond, je devrais employer le même zèle que ce jardinier dans la pratique du métier d’homme. Accepterai-je les mille vents contraires qui peuvent détruire mon travail tout en conservant la persévérance, une application de chaque instant pour faire au mieux, garder le cap et profiter de chaque escale ? Un bon archer vise la cible : bien tirer, voilà son œuvre ; l’atteindre ou non ne lui appartient pas complètement.

Je pense ici évidemment au superbe mot de Montaigne : « Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut ; et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait2. »

Pourquoi, alors qu’il relève avant tout d’une joie profonde, associer toujours au détachement le sacrifice, le renoncement et la privation ?

Le problème, c’est que j’ai attendu mes quintes passionnelles, l’abîme de l’angoisse, pour me libérer un peu de l’attachement. Au cœur de mon jardin imparfait, au fond de mes blessures et de mon insatisfaction, je commence à accueillir tranquillement son imperfection que je traînerai peut-être toute ma vie avec moi. Je profite des choux du quotidien et, fort de cette joie, tente de quitter ma volonté excessive de posséder et ma crainte de tout perdre.

1.

J. Van de Wetering, Le Miroir vide, op. cit., p. 220.

2.

M. E. de Montaigne, Essais, op. cit., l. I, chap. XX.

Le Philosophe nu
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