35.

Hier, pratique de l’exercice de la non-dualité : j’essaie de devenir ce visiteur de mauvaise humeur, je deviens ce passant… Et la joie est née, presque inaltérable, suivie bientôt des doutes habituels : « C’est trop beau ! C’est de l’autosuggestion ! Tu t’adonnes à la méthode Coué sous couvert de spiritualité ! » Lorsque j’y songe, je subodore effectivement le petit côté factice de cette nouvelle approche du monde. Cependant, celle-ci assouplit la précédente, aussi étrange et artificielle, qui a fini par devenir une fâcheuse habitude.

 

Nous sommes plus de six milliards d’êtres humains sur cette terre et la personne la plus importante au monde, c’est moi ! Je n’ai jamais été fort en calcul mais là, l’erreur est tout de même grossière. Je continuerai à pratiquer l’exercice de la non-dualité pour corriger un peu le tir – sortir de moi, en gros.

 

J’ai commencé le livre de Philip Kapleau, Les Trois Piliers du zen. Chaque soir, ma femme m’en lit quelques pages. Dans ma frénésie, j’ai de soudaines velléités de partir au Japon, mais ce matin les tensions à la nuque reprennent et je crains que le zen ne soit pas pour moi. L’immobilité réveillerait-elle les douleurs que les traitements essaient de calmer ?

 

Le Bouddha comparait son enseignement à un radeau qui permet de traverser un cours d’eau pour atteindre l’autre rive. Un voyageur qui, une fois parvenu à destination, ne l’abandonnerait pas, trimballerait inutilement ce véhicule provisoire1. Ainsi en va-t-il de la doctrine du Bouddha, et donc du zen. Ils ne doivent pas être absolutisés.

Ne s’attacher à rien… même pas aux saints préceptes !

Aujourd’hui, les douleurs m’incitent à envisager la pratique comme un radeau. Il y a trois mois, j’ignorais tout du zen qui, à cette heure, pourrait bien devenir le centre de ma vie. Le centre de la vie, c’est la vie ! La joie retirée de mon séjour zen indique bien que l’exercice est nécessaire afin que les petits pépins quotidiens ne l’emportent pas. Joie, liberté intérieure, tout s’entretient.

 

Ces temps-ci, je reviens au kinhin. Précieux outil, il consiste à marcher très lentement dans une pièce ou dehors. À chaque pas, il s’agit de se concentrer sur le rythme de la respiration en prenant conscience de cet instant précis de la vie, de ce geste unique, de ce qui ancre dans l’ici et maintenant.

J’aime ce retour au corps. Il est plaisant, quand l’esprit divague, de remettre pied à terre pour réintégrer le réel. En tous lieux, je puis décliner l’exercice : station de métro, caisse de supermarché, partout je reviens au corps, aux sensations, j’essaie de puiser des ressources dans l’acte de vivre le présent. Tout se passe comme s’il fallait apprendre à savourer, à apprécier ce que procure l’instant (cette bouchée de pain, ce verre de sirop), alors qu’une pente naturelle m’entraîne presque toujours ailleurs. « Je suis bien ici, mais ce serait encore mieux si… » : je n’ai pas fini mon assiette que, déjà, je louche sur le dessert.

 

Après le kinhin, ou pendant, pour tout dire, j’ai pensé à Montaigne : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles2. »

Exercice de pure présence, le plus difficile sans doute. Car, souvent, je me braque sur le résultat final, le but. Cheminer vers la sagesse est une chose. L’attendre fébrilement pour être enfin dans la joie en est une autre. Pourquoi ne pas prendre plaisir dans l’exercice même ? Aristote montre que le modéré devient modéré lorsqu’il pratique cette vertu par plaisir et il tombe sous le sens que nul sacrifice, aucun renoncement triste, ne conduit à la joie. À mes yeux, la libération doit toujours être joyeuse.

 

Le grec distingue le telos du skopos, la fin du but. Tel un archer, je peux pratiquer des exercices. Ma fin ? Bien tirer. Mon but ? Atteindre la cible. Je conditionne trop la valeur de l’instant au but, lointain. D’ailleurs, garder à l’esprit que toucher la cible ne dépend pas tout à fait de moi. Par contre, il est en mon pouvoir de me donner pleinement à l’exercice, de bien l’exécuter. Puiser la joie et le plaisir dans la pratique même, voilà qui m’aide à me détacher, ici et maintenant, du dénouement. Un yogi, me souffle une amie, racontait qu’il pratiquait ses exercices comme on se brosse les dents. Pour que l’ascèse me façonne, me modèle et me purifie, elle doit, évidemment, s’ancrer en moi et devenir habitude.

Quitter les résultats, les objectifs, les attentes, afin de se reposer dans le réel sans trop le travestir, voilà l’exercice. Épictète disait déjà que ce n’est pas la réalité qui nous trouble, mais l’opinion qu’on s’en fait. Un quart d’heure de kinhin suffit à montrer à quel point je vis dans mon monde. Désirs, craintes, préjugés, projections m’emportent sans cesse. Mais je commence tout de même à mettre un peu en doute le cinéma intérieur dans lequel je me complais. Quel travail pour décoller une à une les étiquettes apposées sur le réel ! Progresser revient ici à se délester. À nouveau, il n’y a rien à ajouter, juste à enlever ce qui empêche d’être et d’aimer.

 

Résumons : quand ça va mal, comme dans la joie d’ailleurs, retourner au présent, y puiser mille ressources, quitter la rêverie permanente qui m’arrache du monde et me plonge si souvent dans l’insatisfaction.

 

Aujourd’hui un ami m’a dit, malicieux : « Alors, désormais, tu es au-delà de la crainte et de l’attente ? Tu ne vas plus nous casser les pieds avec tes peurs : amiante, sclérose en plaques, leucémie foudroyante ? » Que répondre ? La pirouette serait de rétorquer : « Sans les exercices, je serais encore pire. » J’entrevois ainsi qu’il faut aller relativement bien pour pratiquer. N’est-ce pas de la maltraitance de dire à qui est au fond du gouffre : « Pense donc à adopter le point de vue de Sirius » ?

Non, les exercices ne se confondent pas avec une psychothérapie. Ils n’ont pas non plus réponse à tout. La meilleure volonté du monde peut se heurter à bien des résistances, sans parler de l’inconscient qui, par définition, reste généralement hors de portée. Si je reconnais les limites de l’ascèse, je n’entends pas pour autant baisser les bras.

1.

Voir W. Rahula, L’Enseignement du Bouddha. D’après les textes les plus anciens, Paris, Seuil, 1961, p. 29.

2.

M. E. de Montaigne, Essais, III, 13, De l’expérience, in G. Gauvin, Montaigne, Paris, Librio, 2002, p. 119.

Le Philosophe nu
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