38.

Ce matin, le message d’un internaute retient toute mon attention : « [La passion, c’est] le fait d’être attiré par un objet qui, ô surprise, va nous faire souffrir. » Dans l’idéal, loin d’obéir au doigt et à l’œil à ce qui se lève en nous, nous pourrions tenter d’écouter avec bienveillance ce que disent ces signes. Mais comment tendre l’oreille à ce qui est plus fort sans se laisser emporter, ni réduire en esclavage ? L’expérience l’atteste : l’irascible qui serre les dents, l’homme haineux qui ne se couche jamais sans maudire son ennemi, le craintif qui tremble devant tout, bref ceux que possèdent des passions tristes, peinent à goûter la joie du cœur. Leurs passions les traînent là où ils ne voulaient pas se rendre.

… Nouvelle invitation à me déprendre de l’illusion qui laisserait croire à une pleine maîtrise de la vie.

 

Par curiosité, j’ai feuilleté l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à l’article « passion ». Grâce à lui, je peux nommer un mécanisme répandu : l’illusion passionnelle. À en croire l’Encyclopédie, les passions agissent comme des verres colorés qui se posent sur la réalité. Que l’illusion d’optique puisse frapper celui qui est encore assommé par un coup de foudre, les faits l’attestent assez souvent. Quand nous rencontrons quelques mois plus tard celle que notre regard passionné avait naguère élevée au rang de déesse, nous nous demandons à bon droit ce que nos yeux ont bien pu voir de si beau. De là à dire que l’amour rend aveugle, il n’y a qu’un pas… La fascination, les projections, les préjugés, voilà ce qui rend aveugle ! De même, l’illusion passionnelle me rend dépendant d’une image, d’un fantôme. Si, dans mes attachements, je veux écarter les voiles de l’illusion, j’ai vraiment du pain sur la planche. À coup sûr, je n’ai pas la clairvoyance d’un Descartes qui confesse dans une lettre avoir un petit faible pour les femmes qui louchent. Un regard hagard, un peu de charme, il n’en faut pas beaucoup plus pour plonger le philosophe dans la passion de l’amour.

 

Tant d’exemples semblent pulvériser l’idéal d’un amour pur et désintéressé : il est tellement de malentendus, tellement de fausseté et d’ignorance qui exacerbent les sentiments ! Dois-je pour autant abandonner toutes ces relations où entrent quelques projections ? Pas sûr. Libre à moi de revisiter ces liens et, de proche en proche, de les dépouiller. Fragiles et complexes, les mille souvenirs, le manque, les peurs qui façonnent l’affectivité peuvent aussi devenir le lieu d’un amour plus vrai. Aimer l’autre tel qu’il est, c’est se dégager des fantasmes et des désirs. Me plaît cette histoire presque drôle : longtemps, j’ai cherché la femme idéale, je l’ai enfin trouvée. Seul problème : elle aussi recherchait l’homme idéal !

Sans vigilance, je ne me prive pas de placer dans l’objet aimé des attentes qui ne tardent jamais à me vouer à de cuisantes déconvenues. Bien souvent, « Je t’aime » ne signifie rien d’autre que « J’ai besoin de toi » ou « Viens combler mes vides ». La dépendance n’est jamais très loin. Dès lors, le ou la bien-aimé(e) devient un pourvoyeur de services, un baume, un distributeur presque automatique d’affection. Je devine les mille et une exigences, le lourd cahier des charges qui peuvent peser sur l’élue du passionné, alors que l’amour véritable est bien entendu censé rendre libre. Comment aimer en vérité, et qu’est-ce que j’aime en l’autre ? Son corps, sa douceur, elle, lui ? Qui es-tu, toi que j’aime ? Je n’ai pas fini de m’interroger.

L’Encyclopédie parle des sirènes trompeuses. Je me prends à imaginer Ulysse, solidement attaché au mat de son navire, fasciné par leurs chants. Il a beau vouloir leur résister, sans les liens qui le maintiennent, il céderait, victime de leur irrésistible attraction. Si les passions sont des sirènes trompeuses, en quoi nous égarent-elles ?

 

Et maintenant, une demi-heure de méditation. Je suis vidé.

Le Philosophe nu
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