97.

Me voici avec B et Z devant une bouteille de Baileys dans une discothèque. Objectif pour ce soir : la biture du siècle. L’idée remonte au conseil d’un ami à qui je m’ouvrais de ma fâcheuse tendance à idéaliser les garçons normaux. Il me fit remarquer que je me tenais à bonne distance du monde des mâles… Je ne m’intéresse pas au football, je ne pratique aucun sport et, surtout, je ne bois pas d’alcool, et donc je ne prends jamais de cuite. Nous voilà donc, Z, B et moi, à accomplir ce petit rite de passage.

Dès que Z a le dos tourné, j’en profite pour remplir son verre, histoire de ne pas être bourré avant lui. J’aimerais hâter la venue d’une insouciance jamais goûtée, même si, au fond, je n’ai pas grande envie de m’enivrer. Je veux juste connaître une virile complicité avec ces deux amis fidèles, appartenir pour une fois à une bande… Oui, j’ai toujours vécu à l’écart des autres garçons et, en ce soir, j’espère la joie, la désinhibition, la légèreté. Pour l’heure, je trouve une hilarité pas vraiment assumée.

 

Je hais bars et discothèques, lieux d’artifice, de séduction sinon de mensonge. Pourquoi devoir déclarer faire la fête ? Pourquoi décider de se mettre en joie ? On boit pour être gai, pour oublier, pour fêter, on boit pour enterrer une vie de garçon, on boit, on boit. Non, la joie légère et unique que j’éprouvais jadis à l’institut ne s’obtient pas sur commande.

 

Z me soutient tandis que nous traversons la foule, et je me sens étranger, faible, pas comme les autres. Sans cesse, je me pose la question : « Qu’est-ce que je veux ? » Toujours la même réponse : la joie inconditionnelle. Il y a tout dans ce désir. Je me méprends lorsque je l’oublie, quand je souhaite ailleurs qu’en moi l’assouvir.

Z et B sont quelque peu fatigués, disons-le comme ça. Mais cela ne me suffit pas. Je dois, je veux connaître l’ivresse, accéder à cette insouciance, quitter pour une fois toute gravité. Accoudés au bar, nous sifflons encore un Kamikaze. Je verse quelques verres par terre pour ne pas être plus saoul que mes deux alcoolytes. Même éméché, je compare. Évidemment, je ne puis m’empêcher de loucher sur quelques garçons, puis je m’arrête quelque temps sur la délicieuse silhouette de la barmaid pour me dire que si j’étais un de ces mâles, je me mettrais en peine et ferais tout pour la séduire. Toujours, l’ego possesseur résiste. Ne le dissout pas qui veut, même dans le Baileys.

Z se confie et je sors un peu de moi pour l’écouter véritablement. Comment ai-je pu ignorer que tout est dukkha, même pour un beau jeune homme ? Je l’ai oublié, j’ai voulu l’oublier. Un autre Z apparaît, attendrissant, fidèle, toujours là. Sa quête spirituelle m’émerveille. Il aurait tout pour s’évader dans des paradis artificiels. C’est moi qui le réduis à son corps, bêtement. Je regrette qu’il ait subi la tyrannie d’un passionné, contraint d’obéir au doigt et à l’œil à toutes ses attentes. Oui, j’ai désiré en faire mon annexe, le double idéal, pas handicapé, que j’aurais pu, que j’aurais être. L’imaginaire et la passion ont fait le reste. Devant les verres vides, j’observe Z. Il se trouve, lui aussi, embarqué dans une vie pas si facile que cela…

 

En quittant l’estaminet, je ne suis pas vraiment saoul, hélas. Et pourtant, je lance cette puérile invitation : « Et si on finissait la soirée à poil, histoire de vivre à fond notre biture ? » Z s’exécute et je l’imite. Je me les gèle. Tout le problème vient de ce corps que je n’aime pas, que je n’habite pas. L’enfant brimé, l’adolescent forcé à la discrétion, le philosophe nu rabâche la vieille rengaine : « J’aimerais être un garçon normal. » À côté de moi, un autre homme dans le plus simple appareil : Z. Le double idéal, le garçon normal, rêve absolu. Je voudrais vivre nu, atteindre la nudité spirituelle, sans attentes, sans comparaisons, sans attachements. Et quitter, peu à peu, cette soif de posséder. Ce que je cherche au fond d’un verre de Baileys, je le devine dans le froid. Seules l’ascèse, la pratique régulière du zazen et la fréquentation assidue des Évangiles pourraient me le prodiguer. Et si la biture m’avait rapproché de l’acquiescement à soi ?

Je rentre avec B, nous devisons sur la vie, sur la liberté que me donne Corine, et sur son amour inconditionnel. En silence, le plus précautionneusement possible, je me couche et lis quelques lignes : « Le vrai courage, c’est travailler à l’unisson avec la faiblesse de son propre esprit, sans abandonner la détermination première. Afin de pouvoir maintenir cette tension, on se pose la question : “Que suis-je en train de faire ici1 ?” » Que suis-je en train de faire ici ? Passer à côté de la vie, tout bousiller parce que je n’ai pas le corps qu’il me faudrait ?

1.

S. Morinaga, La Leçon du Zen. Face à mon incommensurable stupidité, op. cit., p. 71.

Le Philosophe nu
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