72.

À l’attaque ! Penchons-nous ce matin sur les accès de rage, les coups de sang et les crises de nerfs qui, si souvent, nous mettent hors de nous. Si la philosophie de la joie suppose de ne pas vivre les passions comme des adversaires à défaire, les emportements et leurs excès impliquent et exigent, sans conteste, quelques exercices spirituels. Nous ne sommes pas des fauves, tout de même ! S’il y a de saines et saintes colères, il en existe passablement de nocives. Bien sûr, l’indignation face à l’injustice incline à la bienfaisance et à la générosité, cette passion joyeuse. Mais, avouons-le, c’est souvent la soif de vengeance, ou plutôt le sentiment de l’affront qui nous emporte. Alors, nous fulminons, prisonniers que nous sommes de notre petit personnage, incapables d’essuyer la moindre blessure narcissique. Devant mes flics de l’autre jour, si je suis tout à fait franc, je vois bien que c’est avant tout un amour-propre froissé qui a réagi.

La colère, cette passion fondamentale, relève de la part animale en nous, cependant, comme le rappelle un internaute, elle est avant tout « la manifestation d’un ego blessé ». Notre propension à l’irritabilité dit assez bien le degré de notre susceptibilité et l’étendue de nos attachements. Aussi, quand au loin se lève une crise, au seuil du coup de sang, il ne reste plus qu’à prendre conscience que, presque à coup sûr, c’est mon petit moi qui n’est pas content, qu’il se sent menacé, bafoué, outré. Les remèdes requis tiendront forcément du soin palliatif tant que l’ego régnera en maître au milieu des accès de rage, des emportements et des fureurs.

La colère est un véritable autogoal, elle aggrave presque inévitablement la situation. Celui dont elle s’empare n’est-il pas avant tout sa proie ?

Je la crains parce qu’elle m’arrache à la joie et m’a rendu plus d’une fois bête, méchant et malheureux. La rage incarne bien l’essence de la passion, son hubris, son excès, sa fâcheuse tendance à déformer le réel et à couvrir une pauvre victime (il en faut toujours une, plus ou moins consentante !) de tous les défauts de la création. Passifs et impuissants, il ne reste souvent après son passage qu’à constater les dégâts.

Derrière la colère se cache, semble-t-il, une autre passion, la peur. Je présume qu’un homme dépourvu de celle-ci serait libéré aussi de celle-là. Ce qu’il n’obtient pas en vociférant, il l’aurait peut-être, s’il avait conservé son calme, reçu sur un plateau. Oui, le colérique se tire une balle dans le pied. D’où ces utiles banalités glanées aujourd’hui.

 

Empruntons aussi quelques pistes à la thérapie sénéquéenne. Dans son livre, De la colère, le philosophe prodigue quelques astucieux conseils à toute bonne âme courroucée ou prompte à le devenir. Par exemple, lorsque cette passion triste la guette, elle ferait bien de pratiquer la compassion, non sur la base d’un optimisme béat mais en s’appuyant sur une connaissance réelle et profonde du genre humain. Pour ma part, sous les feux de certains yeux moqueurs, je n’aurais qu’à constater à quel point leur propriétaire partage la même condition que moi, à quel point lui aussi souffre, lui aussi va mourir.

Sénèque exhorte d’ailleurs à pardonner à toute l’humanité : « Pour ne pas t’irriter contre les individus, il faut pardonner à la société entière, il faut faire grâce au genre humain. Si tu t’irrites contre les jeunes gens et les vieillards des fautes qu’ils commettent, tu t’irriteras aussi contre les bébés : ils vont en commettre. S’irrite-t-on contre les enfants dont l’âge n’est pas encore susceptible de discernement ? C’est une excuse plus sérieuse et plus juste d’être homme que d’être enfant1. »

La colère aveugle et fait oublier ce que l’autre est réellement. Pourquoi, avant d’accuser autrui et de le malmener, ne pas se souvenir de ce que je lui dois, pourquoi ne pas se remémorer d’éventuels bons moments partagés : « Il me gonfle mais il n’en reste pas moins qu’il m’a beaucoup aidé ! Et nous avons, malgré tout, bien rigolé ensemble… »

 

Le stoïcien propose aussi qu’on adoucisse la voix. Il me rappelle un ami bien inspiré qui, sentant monter en lui une colère, n’hésitait pas à se coucher à même le sol parce qu’il avait constaté qu’il est moins facile de hurler et de vociférer dans cette posture. C’est assez dire que l’attention au corps appartient à l’ascèse. Et La Palice de confirmer qu’un corps fourbu comme un esprit las s’irriteront en moins de deux. Mieux vaut donc prévenir que guérir.

Il est par conséquent utile de repérer et de désamorcer toutes les circonstances susceptibles de désarçonner. Ainsi, le philosophe John Searle note que, privé des moyens de communication qu’offre la civilisation, le conducteur, réduit à klaxonner pour signifier ses états d’âme et communiquer ses émotions, peut très vite sombrer dans la barbarie. La vigilance commande donc de jeter un œil avisé sur nos conditions de vie. À la caisse d’un supermarché, sur la route, il se présente tant d’occasions où, dépourvu de tout vrai dialogue, il est aisé de perdre les pédales.

Raison de plus de pratiquer la douceur, puissant antidote à la colère, et d’abord de se montrer doux envers soi-même. L’exigence du perfectionnisme, l’intransigeance pointilleuse et les innombrables injonctions de notre tyrannie intérieure font de nous des soupes au lait en puissance. Douceur également à l’endroit du proche et du voisin, boucs émissaires toujours à portée de la main mécontente.

 

Parmi tous ces outils thérapeutiques, qui aurait tendance à perdre ses nerfs pourra éventuellement recourir à un vrai remède de cheval : le fait de se convaincre qu’il n’est nul besoin de se venger, que tôt ou tard, quoi qu’il entreprenne, la vie se chargera de faire souffrir et périr l’ennemi. En gros, c’est Dame Nature qui exécutera le châtiment. Dès lors, à quoi bon dilapider son énergie ?

 

Retenons, pour finir, la thérapie du jugement. Elle consiste à voir réellement ce que j’ai sous les yeux : mais pourquoi je m’énerve ? Cela en vaut-il la chandelle ? Que pèse cette ridicule anicroche en comparaison de ma joie ? Nietzsche donne le ton : « Ne pas pouvoir prendre longtemps au sérieux ses ennemis, ses malheurs et jusqu’à ses méfaits – c’est le signe caractéristique des natures pleines et fortes, en qui se trouve en surabondance la force plastique et régénératrice, qui permet de guérir et même d’oublier. (Un bon exemple dans ce genre, pris dans le monde moderne, c’est Mirabeau, qui n’avait pas la mémoire des insultes, des infamies que l’on commettait à son égard ; et qui ne pouvait pas pardonner, uniquement parce qu’il – oubliait)2. »

 

Cette conversion du regard s’attache au bien et se distancie de tout ce qui peut rendre amer et aigri. La pratique du zen m’aide assurément et la mort de soi à l’avenant : l’individu insulté, humilié, rabaissé, meurt à chaque instant si bien que disparaissent avec lui toutes ces mille et une vexations. Mourir à soi, dans la joie comme dans l’épreuve, c’est renaître à chaque instant, ne pas me figer dans ce que j’ai été et laisser sans cesse la vie se renouveler en moi.

En outre, tout homme qui vouerait sa vie à répandre le bien autour de lui n’aurait que peu de temps à consacrer à l’agressivité, à la colère.

1.

Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, La Colère, X, 2., Paris, Robert Laffont, 1993, p. 133.

2.

F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, in F. Nietzsche, Œuvres, op. cit., Première dissertation, par. 10, p. 789.

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