12.
Aujourd’hui, beaucoup de correspondants me conseillent de prendre du recul. Justement, c’est ce qui me fait défaut. Je n’y parviens pas, parce que je me noie complètement dans la passion. Je me convaincs de l’observer comme je contemple mes propres enfants, sans mépris et toujours avec bienveillance. C’est pourtant simple : un désir se lève, une colère s’attise, de la tristesse s’annonce et je m’efface.
Je viens de lire une publicité sur l’affirmation de soi. Peut-on véritablement m’apprendre à m’affirmer ? Souvent mal comprise, cette attitude se réduit à une arrogance féroce qui envoie tout péter. Comment prétendre être libre alors même que l’on ne fait que réagir, que se positionner par rapport à autrui, ou contre lui ? S’opposer à, s’affirmer, n’est-ce pas une posture d’exilé, de celui qui n’habite pas encore en soi ? Éprouverais-je toujours de la fascination si je nourrissais un sain acquiescement à moi, une Acquiescentia in se ipso, pour le dire dans les mots de Spinoza ? Être, devenir soi, tenter d’assumer le chaos intérieur, voilà la grande affaire !
Dans la fascination amoureuse, paradoxalement, c’est toujours moi qui occupe la première place. L’autre n’est que l’instrument, la marionnette, le jouet qui doit combler tous les désirs. C’est l’esclave d’un esclave.
Pour mon malheur, au lieu de m’effacer, je m’affirme, je lutte, je veux posséder. Je veux m’asseoir sur le trône de Dieu, devenir le centre du monde pour moins souffrir. Mais voilà, la place est déjà prise et tant que je n’apprécierai pas la mienne, je différerai constamment la joie. Même si j’empruntais le corps du premier Adonis venu, sans ce juste acquiescement à soi, tout serait amer ou insipide.
Quand la colère m’envahit, lorsqu’une svelte silhouette me fascine, désarmé, je ressens la cruelle impuissance qui va d’abord me révéler, puis peut-être m’enseigner, tout ce que je reçois. Au lieu de fuir, de lutter mécaniquement, je peux déjà, sans interférer, observer avec détachement la vie, cette force qui, ici et maintenant, m’anime. Sans cesse, je suis aussi convié à la gratitude. Même la passion qui me consume en ce moment m’y incite. Je pressens qu’elle féconde du bon et, je le crois, fait naître une liberté. Tout ce qui m’agite peut devenir ainsi le lieu d’un regard bienveillant, d’une conscience nue qui accueille la vie sans crispation.
Ce qui est plus fort que moi tient bien souvent du don car je ne l’ai pas nécessairement choisi : l’attrait pour la joie, l’amour de ma femme, je les ai reçus. De la même manière ou presque, je ne décide pas de respirer et pas plus de faire battre mon cœur.
Idéaux, valeurs, préjugés, désirs, craintes viennent augmenter mon capital mais, en dernier ressort, c’est la vie qui a fait de moi ce que je suis. Je crois m’être construit mais j’ai été fait.
Sans absolutiser la part de passivité (tout n’est pas passif en moi, je l’espère), je repars à la découverte des fantasmes, des rêves, des aspirations, des désirs, des blessures et des forces qui ont dessiné la vie, la mienne.
Ce qui est plus fort que moi peut, bien évidemment, être sujet à critique. Esclave en voie d’affranchissement, être en devenir, je ne me vois pas renier le legs qui m’échoit : au contraire, je suis preneur !