79.
Sur le chemin de l’école, je délivre ma leçon quotidienne : « Au mariage de Thétis et de Pélée, Éris sème une zizanie infernale en jetant une pomme d’or dans l’assemblée. Dessus, elle a pris soin d’écrire : “À la plus belle !” Les déesses perdent carrément la boule et prétendent toutes la mériter, cette sacrée pomme. On nomme un juge pour décider qui remportera le titre. Ce sera à Pâris, simple mortel, de trancher. Pour l’amadouer, Héra lui propose un royaume contre le fruit, Athéna, la victoire au combat. Quant à Aphrodite, elle promet la plus belle femme du monde. Évidemment, Pâris opte pour Aphrodite. Problème ! La plus belle femme du monde est déjà mariée au roi Ménélas. Sans autre forme de procès, on enlève la belle Hélène pour la donner à Pâris, ce qui déclenche, au passage, la guerre de Troie.
« Vous voyez les enfants, Pâris désire une femme qu’il ne pourra conquérir qu’au prix d’une immense catastrophe. Souvent, on souhaite autre chose, la vie d’un autre, le jouet d’un copain… Aujourd’hui, il neige et on voudrait que le trottoir soit lisse. Hier, on poussait de hauts cris parce qu’il n’y avait pas assez de neige sur le toit des voitures. Personne n’accepte ce qu’il a ni ne s’accepte tel qu’il est. Au fond, c’est ça le hic. Voilà aussi pourquoi papa fait de la philosophie et qu’il écrit sur les passions. »
Je gesticule, joue avec la neige, fais mine d’être ravi de glisser sur la poudreuse. Nous reprenons la route et marchons quelques pas. Soudain, une inconnue m’accoste :
« Que faites-vous, Monsieur ? s’enquiert-elle d’un air soupçonneux.
– Je vais à l’école !
– Ce sont vos enfants ? insiste-t-elle, sceptique.
– Oui.
– Où se trouve donc l’école ?
– Mais juste en bas, pourquoi ? »
« De quoi je me mêle, ma brave dame ! » me dis-je (je sens même naître au fond de moi comme un léger agacement). Mais je prends conscience que c’est là une jolie occasion de me détacher, de faire un petit saut pour passer à autre chose. Vite, je reviens à ma joie de courir sur la neige et de pérorer sur la mythologie grecque et la jalousie des vils mortels.
Oser l’un ou l’autre petit plongeon libérateur.
Je me souviens du cours de natation où, pour la première fois, je me suis jeté seul à l’eau avec pour consigne de ne rien faire, de me laisser flotter. Avant de me lancer corps et… âme, j’ai hésité un bon moment, regardant le lac, en bas du terrifiant plongeoir. « Tu es le dalaï-lama en train de tomber dans l’eau », ai-je pensé pour m’enhardir. Le dalaï-lama a fini par choir lourdement et, tout sourire, il a surnagé.
Plonger, s’abandonner sans savoir ce qu’il en coûte, sans la certitude de flotter… Avant d’avoir tenté quoi que ce soit, jamais je n’aurais la preuve que mon attitude fût la bonne.