44.
Ce soir, j’ai téléphoné à un ami : « Excuse-moi de te déranger… » Il a répondu : « Tu n’as pas ce pouvoir. »
Je m’interroge : qu’est-ce qui a du pouvoir sur moi ?
Sous les désirs de surface qui, bien souvent, me tyrannisent dans les profondeurs, subsiste l’aspiration au bonheur ou à la joie. L’individu en colère, le mari jaloux, l’âme en peine, le vieil aigri, l’amoureuse, tous partageraient-ils la même visée ? Voilà qui nous rendrait frères et sœurs ! Bref, sur les chemins de la félicité, le passionné s’égare, en voulant s’abreuver à de mauvaises sources ou, plutôt, en cherchant à ne se désaltérer qu’à une seule. L’obsession coupe de la joie, réduit le monde et, pour ma part, me transforme en esclave.
C’est donc inutilement, et pour mon malheur, que j’attribue importance et pouvoir à ce qui ne peut me rendre heureux. Du regard de l’autre, d’un livre, de Z, je finis par faire des despotes qui ont droit de vie ou de mort sur ma joie. Comment me tenir en joie ? Assurément, je tends à la liberté, mais en vain. Lucrèce a beau s’égosiller, dans mon avidité, je ne peux, je ne veux pas l’entendre ni l’écouter : « Au reste, nous tournons en rond au même endroit sans jamais en sortir, et vivre ne nous forge aucun nouveau plaisir. Par contre, aussi longtemps que quelque chose manque à notre ardent désir, cette chose nous semble supérieure à tout ; et, lorsque nous l’avons, notre désir ardent se porte sur une autre, et une égale soif de vivre nous possède, et nous restons ainsi, toujours, bouche béante1. »
Puissé-je me le rappeler, la prochaine fois que j’envierai le sort d’un autre !
Lucrèce, De la nature des choses, ch. III, 1080, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 355-356.