80.

Regagnant la maison, je me souviens d’une étape significative. À l’occasion d’une retraite selon les exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, j’ai ressenti l’état d’épuisement dans lequel je me trouvais et ma constante inquiétude m’a sauté aux yeux. Plus que tout, je voulais l’apaisement. J’ai perçu, maladroitement encore, que le détachement naissait du repos, de l’absence de lutte et de tension. D’où mon intérêt aujourd’hui pour le zazen. Les interrogations ignaciennes révélaient qu’il me fallait à tout prix me reposer, changer un peu mon mode de vie.

 

Durant une pause, en cet après-midi d’automne, j’avais arpenté les bois en méditant. Je ne regardais plus l’heure. Je m’arrêtais et goûtais le repos, assis au pied d’un arbre, tranquillement. J’observais, je contemplais la nature. J’avais quitté pour un temps ma tendance à vivre toujours pour autre chose, dans l’attente d’un « mieux »… Je célébrais la vie. Je me sentais léger et libre comme jamais auparavant. Je sautais de joie, croyant avoir enfin atteint au détachement. Or, de retour au monastère, quand le soir je me suis couché, exultant, le sommeil n’est pas venu. L’ennui et la fatigue aidant, je me suis tourné et retourné dans mon lit : « Merde, mon détachement n’a pas duré longtemps ! » Les mots de Maître Eckhart ont soudain traversé mon esprit : « Tu dois te détacher de tout ! » Je me suis interrogé : « Toi qui tournes et retournes dans ton lit, de quoi dois-tu te détacher ici et maintenant ? » La réponse est tombée, précise et puissante : « Du détachement ! »

Premier pas : se détacher du détachement !

 

Si l’absence d’un texto peut encore me tourmenter, ce n’est pas un problème ! Combien de malheureux font du détachement un triste impératif et se privent, pour longtemps, de la joie ? Singulier esclavage qui nous enchaîne à une liberté absolue toujours différée, à un funeste mythe. Pourquoi devrais-je connaître un détachement total pour me réjouir ? Je souhaite seulement assumer mes servitudes avec plus de simplicité.

Pour l’instant, j’abandonne peu à peu le rêve d’une âme sans passion. S’estompe aussi le fantasme de castrer et tuer la bête en moi. Par intuition plus que par expérience, je devine qu’un cœur libre se rassasie totalement de la vie. Dans les moments de joie, les besoins disparaissent d’ailleurs d’eux-mêmes chez celui qui sait se combler du réel. Une fois encore, la jalousie pour les garçons normaux, la peur de perdre Z révèlent que je ne suis décidément pas dans l’acquiescement à moi-même. Sans relâche, je cherche au-dehors une consolation… Le pire, c’est que dans l’attente, rien ne me rassasie. Je me braque sur un texto et j’oublie tout le reste.

 

Mais pourquoi le détachement m’importe-t-il tant ? C’est la lassitude, sans doute, qui me gagne, et j’ai peur. Fatigué de mes désirs, je veux une fois pour toutes grossièrement les annihiler. Surtout qu’ils cessent de me manipuler, ces mauvais génies ! Oui, pour moins souffrir, je me rive péniblement à mes idéaux. Je n’adhère pas à la vie. Je ne fais que fuir mon insatisfaction, voilà tout. Mon petit ego briguerait-il le détachement pour se la couler douce ?

Bien que le détachement, ultimement, ne naisse pas de la seule volonté, j’en ai fait un point de vigilance, un exercice justement. Et, autant que possible, je me demande : « De quoi puis-je me détacher, ici et maintenant ? » Sauf pour le sage (ou le saint ?), l’abandon relève d’une pratique quotidienne, toujours menacée ! Pour tous les autres, chaque obstacle, chaque tiraillement, bref tous les mille et un agacements du jour peuvent devenir le terrain de son épanouissement, sans brusquerie toutefois. C’est la vie qui est détachante, non l’effort seul. Nul renoncement amer ne sied au disciple de la joie.

De quoi puis-je me détacher, ici et maintenant ?

Modestement, je souhaite me départir une heure de mon portable, cesser d’avoir les yeux figés sur lui. Pas à pas, j’aimerais me délivrer un peu. Souvent, je me mets la barre si haut que je tombe plus lourdement.

Le Philosophe nu
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