56.

Dès l’aube, je me suis promis de faire de chaque rencontre un exercice spirituel et de considérer tout individu que je côtoierai comme un maître en détachement. Cette détermination m’a aidé à essuyer la mauvaise humeur d’une vendeuse, l’étourderie d’un passant et la hauteur d’un fonctionnaire. La matinée s’est écoulée et j’ai persévéré dans la pratique, sourire aux lèvres en dépit de tout ou presque. Ma contenance a toutefois fini par voler en éclats quand je me suis aperçu que j’avais perdu mes cartes de crédit et mes papiers d’identité. Je me suis alors rendu à ma banque pour demander quelque argent, histoire de me dépanner, pour me heurter à un mur total : « Non, ce n’est pas possible. Sans carte d’identité, aucun prélèvement. » Un peu par dépit, beaucoup par colère, je me suis assis devant le bâtiment pour fouiller mon sac, recouvrer mes esprits et, pour tout dire, protester. Des jeunes gens ont passé, ont même proposé de me donner de l’argent. L’un d’entre eux m’a bientôt pris sous le bras pour me conseiller d’attendre, car il avait appelé la police pour s’assurer que tout allait bien. Soudain, deux agents sont apparus et, lorsque j’ai voulu m’expliquer, ils m’ont enjoint de patienter, tandis qu’ils vérifiaient si je n’avais rien commis de mal. Est-ce le refus de l’autorité, la peur, la colère ? J’ai fini par hausser la voix, criant à l’injustice, pour prier les deux policiers de me donner leur nom, leur faisant pressentir qu’ils risquaient de pénibles représailles. Je m’étais résolu de faire de chaque rencontre, aussi déplaisante soit-elle, un terrain de libération. Et voilà que des mines sévères sous deux képis me mettent hors de moi, et je dis adieu à mes maîtres en détachement.

 

Je rêve d’une justice, d’une juste proportion, d’un équilibre entre les forces en présence – d’une paix en un mot. Ainsi, l’indignation naturelle que j’ai éprouvée devant les deux gendarmes, mon malaise, le souvenir de tant d’humiliations et une irritation instinctive face au moindre signe d’abus de pouvoir, ce flou émotionnel, pourraient être mieux intégrés.

Mais auparavant, peut-être devrais-je trouver quelques palliatifs ? S’il fallait atteindre l’équilibre, la sérénité pour cesser d’être l’esclave de mes tristes passions, l’attente risquerait d’être longue. Que faire maintenant ? Comment ne pas réagir à la colère, à la fascination et à la tristesse trop vite ? Comment vivre au mieux mon impuissance ? Que faire lorsqu’un penchant, une inclination nous entraînent droit dans le mur ? Où trouver la paix qui permette que faiblesses, blessures, fantasmes cohabitent sans venir tyranniser l’ensemble, le tout de la personne ?

Concrètement, je suis incité à donner à chaque chose sa juste place, même à la plus vile, à mes envies les plus folles, à mes craintes déraisonnées, et à mes risibles ambitions. Un jour, sur la porte d’un lieu d’aisance, j’ai lu une histoire instructive.

Il y a fort longtemps, en des jours troublés, toutes les parties du corps humain se disputaient l’hégémonie. Chaque membre voulait gouverner. Les combats firent rage. Tour à tour, les candidats s’avancèrent pour prétendre au titre royal. Pas un organe qui ne se jugeât digne du premier rang. La tête proclama que, sans elle, le tout partirait en vrille, que l’anarchie aurait cours et que, décapité, le corps ne survivrait guère. Il y eut bien des adversaires de taille, les pieds par exemple, grâce à qui l’on voyage, mais à peu près tous semblèrent d’accord pour l’élire. Une voix timide, discrète, sourde pour tout dire, se fit soudain entendre : « C’est moi le chef. » Ainsi commença l’anus. Inutile de s’attarder sur les railleries qui succédèrent aux propos de l’orgueilleux orifice. Froissé, le malheureux postulant décida de se mettre en grève. Les jours passant, il se bloqua même, progressivement mais sûrement. Alors la tête s’embruma à tel point qu’elle ne pouvait plus tenir les rênes. Elle divaguait à tout-va. L’estomac faisait lui aussi les frais de ce chômage. Bref, hallucinations, aigreurs, nausées… contraignirent l’assemblée unanime à nommer Sire Sphincter maître du corps.

La morale facile, vulgairement malicieuse, de l’histoire ? La voici : tous les chefs ne seraient que des… et me voici ramené sur le terrain de la justice intérieure !

Pour ma part, je peine à ne pas regarder de haut certaines parties de moi et sombrer dans le mépris, la peur. L’affectivité, les sentiments, les passions peuvent donner lieu, je l’espère, à une harmonie des forces. En gros, pour Platon, la justice c’est chaque chose à sa place. Et ainsi en va-t-il sans doute de l’âme et du corps ou, pour le dire avec moins de présupposés, de toute notre personne.

L’idée de justice intérieure m’invite à ne pas férocement réprimer ma sensualité, à ne pas tuer toute fougue qui surgit des profondeurs. Faut-il dès lors atteindre l’équilibre ? Plutôt que de l’atteindre, je souhaite seulement progresser dans l’équilibre, à chaque instant. Car je ne puis m’installer définitivement dans une posture. La vie est mouvement, et l’équilibre s’acquiert, se découvre et se réinvente constamment au cœur du quotidien. Parfois, trop de vertu, trop de prudence rendent frileux. Parfois, la raison elle-même invite à l’excès. Alors, il est bon de rétablir une juste proportion. Ici, nulle recette, nul mode d’emploi, simplement des êtres en route, des disciples de la joie qui s’essaient à s’ajuster aux circonstances.

La justice vécue, profondément vécue, ne rejette rien trop vite. Fantasmes, vie, rêves, pulsions, tel est bien le matériau d’où naît et où s’exerce notre liberté. Alain, commentant Platon, dit : « Reconnaître, recevoir en soi cela même, cet animal broutant, et lui permettre d’être, au lieu de le réduire autant qu’on peut selon cet ascétisme que l’on nomme tempérance, n’est-ce pas justice à l’égard d’une partie de soi ? De même que le sage monarque, qui gouverne sur des artisans, s’il les méprisait il ne serait pas juste, puisque lui-même il vit d’eux1. »

Or, plus d’une fois, j’ai voulu terrasser cet animal qui broute aux tréfonds de mon être. Faut-il pour autant faire de la raison un despote qui régente le corps, nie ses envies et rejette ses contradictions ?

Être juste, n’est-ce pas oser accorder à chaque parcelle de l’individualité sa juste place, toute sa place ? Ainsi, cette fascination mêlée de jalousie que je subis devant quelques garçons normaux n’est pas à fuir ni à blâmer, mais simplement à envisager comme l’expression naturelle de quelqu’un qui en a bavé, qui maintes fois s’est senti mis à l’écart et qui serait volontiers passé à côté de cette tare sociale que représente, pour certains demeurés, le handicap. Lorsque Platon parle de justice, au fond, il m’aide à ne rien rejeter de moi. Il me somme d’orchestrer toutes mes voix discordantes qui gueulent souvent sans s’écouter. Pour moi qui n’ai pas trop de vices apparents, son idéal vient régénérer mon enthousiasme et ma détermination.

1.

Alain, Platon, op. cit., p. 139-140.

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