25.

Aujourd’hui, une impuissance récurrente me réduit à grappiller quelque soutien pour mieux vivre. Ce matin, juste après avoir disserté sur la liberté intérieure, voilà que je me précipite sur les pailles gratuites du fast-food. Lorsque ma fille me demande pourquoi tant de pailles, je lui réponds : « Par peur du manque ! » Et il y a peu, alors que mes lectures étaient consacrées aux merveilleuses pages de Maître Eckhart sur le détachement, j’ai vu à la devanture d’un magasin de chaussures des baskets rouges. Oubliant le mystique et son exorde, j’en ai acheté trois paires. Comment faire face à ces mille et une contradictions ?

Sur la terrasse du McDonald’s, les enfants et moi nous amusons à regarder passer les gens. Étrange goût pour le paraître ! Je me livre à un petit jeu : « Victorine, Augustin, montrez-moi un homme qui a l’air gentil ! » Pour se libérer des jugements, pour abandonner l’aliénation, un préalable est requis : m’observer en train de juger, voir les cent projections que, sans cesse, je bombarde.

Les deux enfants reçoivent un ballon. Inévitablement, un ne tarde pas à exploser et devant un visage en larmes, je me surprends à déployer toute l’artillerie lourde : « Pense au joli poney que tu as acheté ! Tu ne vas pas pleurer pour un pauvre ballon ! Dès demain, papa t’en achètera dix paquets, si tu veux ! Mais pour le moment, on rentre voir maman, on va lui donner le beau bouquet de fleurs ! » Et me souvenant de Marc Aurèle, je commence à dégrader le ballon : « C’est un bout de plastique ! C’est rien, ce truc… » Décidément, je suis bon pour les discours !

À peine les larmes séchées, je me reprends et je serre contre moi le petit être qui renifle. Rien ne vaut la douceur, la bienveillance et la tendresse. Je l’avoue, je crains une sorte de récupération individualiste des exercices spirituels. Ils permettraient de se blinder et de moins souffrir, de se bricoler un bonheur dans son coin. Or, plus je relis Épictète, Épicure ou Marc-Aurèle, plus j’entends un appel à s’ouvrir au monde, à la vie (et aux autres, souhaiterais-je ajouter). Chez eux, aucun fatras de recettes. Juste une manière d’être, de vivre et de penser. Dans ma maladresse, je sombre dans la caricature.

 

Mais, comme les exercices spirituels se pratiquent d’abord à la première personne, qui suis-je pour asséner des conseils ? Un exercice se vit, s’essaie. Éventuellement, il se partage. Contaminé par le consumérisme ambiant, je redoute de trouver dans la maîtrise de soi un moyen de consolider mon individualisme forcené, et de m’endurcir devant la souffrance d’autrui.

Aujourd’hui, des chefs d’entreprise en appellent même à des philosophes pour appliquer leur règle de conduite au travail. Fort bien ! Mais comment ne pas craindre que la discipline de soi soit ainsi récupérée et sacrifiée à la seule rentabilité ? Il existe mille manières de pratiquer les exercices spirituels. Qui rêve d’une vie pépère, avec un peu de compassion tant qu’à faire, comme celui qui souhaite des employés stoïques, des soldats de la vertu, tous trouveront dans ces pratiques à boire et à manger.

Laissons de côté les caricatures et tentons de revenir à l’essentiel : l’exercice spirituel comme libération de soi, comme ouverture à l’autre ! Contre une éventuelle récupération individualiste, il suffit de lire quelques pages des stoïciens. Ils pratiquaient la physique, autrement dit la connaissance de la nature sous le mode de l’exercice. Pour mieux se vivre comme la partie d’un tout, cette connaissance devait dilater le moi, l’élargir. Au fond, mes quintes passionnelles me déboussolent et me sortent des repères, du confort dans lequel je m’étais abrité. S’ouvrir, m’ouvrir, voilà l’ascèse !

J’aime cette idée : nous appartenons à un univers, à un cosmos. Souvent, je m’en retranche, je me replie sur moi, je le réduis. Nu, sans protection, je souhaite l’explorer, ce vaste monde ! Et, une fois encore, je perçois combien il est vain de prétendre s’asseoir sur le trône de Dieu et de tout ramener à soi.

Le Philosophe nu
titlepage.xhtml
part0000.html
part0001_split_000.html
part0001_split_001.html
part0002.html
part0003.html
part0004.html
part0005.html
part0006.html
part0007.html
part0008.html
part0009.html
part0010.html
part0011.html
part0012.html
part0013.html
part0014.html
part0015.html
part0016.html
part0017.html
part0018.html
part0019.html
part0020.html
part0021.html
part0022.html
part0023.html
part0024.html
part0025.html
part0026.html
part0027.html
part0028.html
part0029.html
part0030.html
part0031.html
part0032.html
part0033.html
part0034.html
part0035.html
part0036.html
part0037.html
part0038.html
part0039.html
part0040.html
part0041.html
part0042.html
part0043.html
part0044.html
part0045.html
part0046.html
part0047.html
part0048.html
part0049.html
part0050.html
part0051.html
part0052.html
part0053.html
part0054.html
part0055.html
part0056.html
part0057.html
part0058.html
part0059.html
part0060.html
part0061.html
part0062.html
part0063.html
part0064.html
part0065.html
part0066.html
part0067.html
part0068.html
part0069.html
part0070.html
part0071.html
part0072.html
part0073.html
part0074.html
part0075.html
part0076.html
part0077.html
part0078.html
part0079.html
part0080.html
part0081.html
part0082.html
part0083.html
part0084.html
part0085.html
part0086.html
part0087.html
part0088.html
part0089.html
part0090.html
part0091.html
part0092.html
part0093.html
part0094.html
part0095.html
part0096.html
part0097.html
part0098.html
part0099.html
part0100.html
part0101.html
part0102.html
part0103.html
part0104.html