93.

Je viens de relire La Leçon du Zen : « L’esprit vraiment paisible, l’esprit avec lequel vous êtes venu au monde, est l’esprit qui se meut en toute liberté. Présent à tout, il réagit pleinement aux phénomènes qu’il rencontre et à tout phénomène dans lequel il se réfléchit. C’est l’esprit que rien ne fige, toujours prêt à réagir dans l’instant à tout ce qui se présente. L’esprit véritablement paisible est l’esprit qui ne perd jamais sa liberté et se meut selon un mouvement de rotation infini1. »

 

Hier, j’ai combattu de toutes mes forces pour convaincre un ami que rien n’était plus nuisible que les barrières, les armures, les carapaces. Ce matin, j’ai peiné à expliquer à mes enfants ce qu’était un adulte, mesurant les caricatures et tout le sérieux qui vont avec cet état si attendu. Pour ma part, la joie procède de l’abandon, d’un dépouillement total. Adhérer à la réalité sans qu’aucune distance ne me sépare d’elle. Pourtant, la fascination pour Z me laisse parfois rêver d’une vie presque cadavérique, sans heurts, tranquille, peinard. Maître Morinaga me détourne de ces facilités. « L’esprit avec lequel je suis venu au monde » a certes été abîmé, il est devenu méfiant ; cependant, au fond du fond, bien enfoui, toujours il subsiste. Lorsque je songe à mon enfance, j’entrevois deux trésors : la non-comparaison et l’abandon. Je n’avais rien à perdre. Comment retrouver cet état d’esprit, comment oser cette légèreté au cœur des tourbillons de la vie ? J’aurais aimé vivre en marge de mes passions. Un bref coup d’œil à ma prescription me rappelle que je ne dois pas oublier que ce sont mes fragilités qui sont la source de ma fécondité. Sans mes quintes passionnelles, jamais je ne me serais intéressé à notre sujet, jamais je n’aurais souhaité avec autant d’ardeur le détachement.

 

Tout à l’heure, en regardant s’éloigner les enfants dans la cour de l’école, je me suis dit que devant le choix d’Er le Pamphylien, je n’aurais sans doute pas choisi meilleure existence, même si je serais volontiers passé à côté de certaines épreuves incluses dans le lot. Je m’aperçois que par peur de souffrir, j’ai voulu bannir toutes les passions. Or, sans elles je ne serais pas là. Sans l’affection de mes proches, sans l’amour de la philosophie, sans mon ardeur au combat, sans le goût des rencontres, je ne serais assurément plus sur cette terre.

 

Au terme de mon enquête, je pourrais, à cause de mon éloge de la mort de soi, passer pour un frileux. Je présume que la crainte des tiraillements a été la plus forte. Mais il ne dépend pas de moi de souffrir ou non. Et me retirer du monde ne me préserverait pas des troubles. Serais-je la proie d’une passion pour un quotidien pépère ? Dans mes meilleures heures, je sens aussi l’appel de la vie. Aspirer au détachement, ce n’est assurément pas tuer l’homme, au contraire.

Ingrat et sot ! Tous ceux que tu admires, Etty Hillesum, Spinoza, l’abbé Pierre, Jésus-Christ, n’ont-ils pas été de bons vivants ? Se blinder contre l’existence, voilà la tare invétérée !

La vie me donne sans cesse des maîtres et des guides. L’humour et le rire de ma famille m’ont révélé que le goût de l’existence peut triompher de la souffrance ; le père Morand m’a convié à me tourner vers l’intériorité plutôt qu’à chercher au-dehors des motifs à ma joie ; l’enthousiasme de mes enfants, tous les jours, m’enseigne à désapprendre mes peurs et à oser tant bien que mal un tout petit peu d’amour de soi… Aujourd’hui, les garçons normaux et tant d’autres m’invitent au détachement, au grand saut dans l’abandon. Je veux aussi tordre une fois pour toutes le cou à cette tentation de se claquemurer en soi, bien à l’abri, loin du monde et de la vie, de m’exiler sans cesse. Le maître Sekkei Harada m’y appelle : « Il n’y a qu’une personne que vous deviez rencontrer ; une personne que vous devez rencontrer comme si vous en étiez amoureux fous. Cette personne est votre Soi essentiel, votre vrai Soi. Tant que vous n’aurez pas rencontré ce Soi, il vous sera impossible de trouver la vraie satisfaction dans votre cœur, impossible de ne pas avoir le sentiment que quelque chose vous manque, impossible d’être clair à propos des choses en général2. »

Je veux m’ouvrir à ce nouveau défi : rencontrer le vrai Soi, devenir Soi, au-delà de la comparaison et de la jalousie.

1.

S. Morinaga, La Leçon du Zen. Face à mon incommensurable stupidité, op. cit., p. 82.

2.

S. Harada, L’Essence du Zen. Entretiens sur le Dharma à l’attention des Occidentaux, op. cit., p. 153.

Le Philosophe nu
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