82.

Z ouvre des voies, il m’incite à revisiter mes liens, mes attachements. Qu’est-ce qu’aimer ? Posséder ? Se réjouir que l’autre existe ? Il porte bien son nom, le maître en détachement. Je suis toujours convié à le désidéaliser pour l’aimer en vérité. Avant de le rencontrer, je gardais cachées mes blessures, croyant avoir accepté une fois pour toutes le corps et son handicap. Il me révèle, en somme, tout ce que je n’ai pas pu être et qui réapparait aujourd’hui avec tant de force : un adolescent insouciant, un jeune homme qui peut passer incognito, se fondre de temps en temps dans la masse, savourer l’existence avec légèreté et, pourquoi pas, plaire aux filles. Je note aussi que je me suis construit un personnage d’intellectuel beaucoup par plaisir, mais un peu pour fuir, me tenir à l’écart d’un monde qui semblait me rejeter. Quand mes camarades d’université sortaient en boîte, je lisais mes livres. D’où cette jalousie, cette fascination devant ce que Z incarne à mes yeux : un corps qui ne pose pas trop de problèmes. En l’idéalisant, je refuse mon passé, je renonce à l’assumer vraiment. M’ouvrir à lui, c’est véritablement bâtir ma liberté et ma joie dans ce corps.

Parfois, je suis tenté de me dire que l’on ne m’y reprendra plus, que je ne m’attacherai plus pareillement à un ami. Je continue de penser qu’un cœur détaché aime mieux, plus librement. Donc, aimer mieux. Quitter la peur et mon désir effréné de posséder.

Pourquoi attendre d’aller mal pour m’y exercer ? Je peux à la fois profiter des plaisirs, des minutes heureuses, des bons moments et m’en servir pour me déposséder un peu de moi. L’idéal serait d’aimer sans ce fichu amour-propre qui m’installe toujours sur le terrain de la comparaison et, à la fin, n’engendre que de la souffrance. Pour le moment, je n’y parviens guère et c’est donc avec les moyens du bord que je poursuis ma quête vers la liberté.

 

Dictant ces lignes depuis mon lit, je regarde dehors la neige qui fond déjà. Tout change autour de moi. Et dire que j’ai voulu l’ataraxie, que j’ai visé un calme intérieur impeccable ! Cette illusion dévorante me quitte peu à peu. Juste à côté de la fenêtre, mes yeux tombent sur le mur où une grande croix est accrochée. Dessous, une feuille avec trois mots : « repos, détachement, service ». Une autre note attire mon regard, une phrase de l’Évangile, haïe jadis mais qui aujourd’hui résonne comme une vivifiante invitation: « Celui qui veut mettre ses pas dans les miens qu’il s’oublie, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive1. »

Quelle plus belle offrande puis-je m’offrir ? Quitter la prison de mon égoïsme, renoncer à croire que faire grand cas de soi rapproche du bonheur. Au fond, je ne sais pas encore rencontrer vraiment Z sans vouloir être comme lui. Je souhaite déposer quelque temps le fatras de blessures qui m’empêche de l’aimer réellement.

1.

La Bible. Nouvelle traduction, Matthieu, 16,24, Paris, Bayard, 2005, p. 2006.

Le Philosophe nu
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