16.

Ce soir, j’ai vécu un moment de pur bonheur, la joie parfaite en somme. Au lit, j’écoutais narrer les aventures de Don Quichotte lorsque ma fille est venue se blottir contre moi, un grand sourire aux lèvres. Elle a ri quand la voix de l’ami qui a enregistré ce pavé a prononcé le nom de Dulcinée du Toboso. Je l’ai alors serrée de toutes mes forces contre moi. En fait, j’ai tout, je suis heureux : une femme qui m’aime, des enfants rayonnants de santé, un métier qui me plaît et beaucoup d’amis. Z révèle simplement ce que je ne serai jamais et la vue des garçons normaux, ou du moins ceux qui n’ont pas de handicap aussi manifeste, éveille une nostalgie qui vient tout bousiller. Hier, j’ai demandé à mon épouse : « Tu crois qu’avec un ventre plat, j’idéaliserais un peu moins les garçons ? » « Peut-être ! Mais là n’est pas la question. Veux-tu vraiment être détaché de cette obsession ? » Je comprends que je me suis attaché à un poison. Ma fascination pour le corps idéal que je n’ai pas me donnerait-elle un inavouable plaisir ? Peut-être que j’y trouve mon compte, dans cette souffrance qui m’accable ? Ma femme m’a en tout cas invité à m’interroger sur ma détermination.

 

Il y a peu, j’ai décidé de ne pas me braquer et d’oser l’abandon. Et voilà qu’aujourd’hui je parle de détermination ! Comment concilier l’un et l’autre ? Peut-être en me rappelant la bonne vieille distinction stoïcienne : certaines choses dépendent de nous, d’autres pas, et me garder d’enfermer une fois pour toutes mes difficultés dans l’une de ces catégories, chaque jour faire avec les ressources de l’instant. Ici et maintenant, qu’est-ce qui est en mon pouvoir ? Ici et maintenant, quelle est l’étendue de ma puissance ?

Assumer l’obsession qui m’assaille. Quand j’ai serré Victorine dans mes bras, par exemple, j’ai eu l’impression d’adhérer facilement à la vie tout entière, telle qu’elle est. Puis une ombre est venue. Comment accepter qu’un jour mes enfants meurent ? Comment accepter la certitude que tôt ou tard je vais souffrir ; que, quoi que je fasse, d’autres épreuves, de nouveaux malheurs se pointeront ?

Et si je commençais simplement par adhérer à mon adhésion imparfaite ?

C’est l’idéal qui, trop exigeant, m’épuise et me tue.

 

Ici et maintenant… Ma fille a regagné son lit et je repense au maître en détachement. Pourquoi gâcher la joie, se détourner de la richesse du réel pour ne voir que ce qui manque ? L’art de me tenir en joie nécessite au moins un petit effort. Pour l’heure, je ne puis pas tout à fait me contenter du réel. Et il est des instants où, même imparfaite, l’adhésion est inaccessible. Oser pourtant inventer une autre stratégie, ne pas me laisser submerger par ce qui est plus fort que moi. Montaigne m’indique une astuce en constatant dans ses Essais, au sujet de la tristesse, que rien ne sert de s’opposer à la passion car on ne fait que l’attiser1. Adhérer à l’instant, c’est donc aussi pratiquer l’art de la diversion. Paradoxe singulier ! Une pause pour retrouver des forces, une trêve pour reprendre le souffle, presque une fuite, et voilà que je suis ramené plus fort à la réalité ! Détournement salutaire, surtout lorsque l’instant se fait trop aride, quand la joie semble éteinte.

 

Tout à l’heure, tandis que Don Quichotte de la Manche ferraillait dur, ma fille dans les bras, j’ai deviné que la joie relevait d’une simplicité pure, sans bagages, d’une sobre mais entière adhésion à l’existence. Pour un temps, je me trouvais délivré des regrets, des remords et de mes vains désirs. J’avais laissé de côté tout ce qui arrache à la vie pour accueillir tendrement et à fond le présent. Mais pourquoi diable est-ce que je persiste à rêver d’avoir un autre corps ? À quoi bon ces nocives extravagances ? Le regret nous rend deux fois malheureux : la première, de ne pas avoir réalisé ce que nous désirions ; la seconde, de réactiver la tristesse en nous reprochant de l’éprouver. Tout le contraire de la joie, dans laquelle nous ne jugeons pas la vie !

Bêtement, je juge trop ! Mais voilà encore un jugement ! Comment y échapper ? Est-ce seulement possible ? Pour assumer tout ce que je découvre en moi, je dois contempler, sans trop commenter, le chaos que je rencontre : fascination démesurée, obsessions absurdes, envie de posséder l’autre, craintes, jalousies…

Certes, ne se débarrasse pas qui veut d’une obsession ! Cependant, s’il existe une petite marge de manœuvre, la voici : regarder un peu ailleurs. Dans une existence, il n’y a peut-être que fort peu de choix vraiment libres. Repérer les sources de joie pour s’y désaltérer n’est pas une mince affaire ! Pour ne pas m’épuiser dans le combat, je dois donc connaître les endroits où me recréer et renouveler mes forces. Souvent, j’y retournerai pour affronter les épreuves et chasser le découragement. Utile et vital savoir : discerner ce qui régénère véritablement.

 

Et maintenant, hop, au lit ! « La joie, c’est être content ! »

1.

M. E. de Montaigne, Essais, l. III, chap. IV, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 1297.

Le Philosophe nu
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