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Une dame m’envoie douze cassettes sur lesquelles elle a enregistré sa lecture de L’Erreur de Descartes d’Antonio Damasio. J’écoute à la hâte ce texte et visionne des émissions jointes à l’envoi, où le neurologue portugais désenvoûte la raison. Réhabiliterait-il aussi la passion lorsqu’il critique notre fâcheuse tendance à séparer radicalement raison et émotion ? Sans passion, la raison pourrait bien tourner à vide. Ce médecin a ausculté bon nombre de patients dont la zone cérébrale qui fonde les émotions était lésée. Ils agissaient de manière plutôt irrationnelle. Alors que tout laissait supposer que, enfin débarrassés de ces parasites, ces individus deviendraient parfaitement raisonnables et rationnels, leur existence, leurs faits et gestes quotidiens, témoignaient du contraire.
Ici, le bon sens s’impose. S’il existe un être purement rationnel, comment peut-il faire le moindre choix ? Comment décidera-t-il s’il doit rester à la maison, bien au chaud chez lui ou affronter les rigueurs de l’hiver pour rencontrer un ami ? Rationnellement cela se vaut. Il peut, en effet, trouver des arguments pour chaque possibilité.
Qu’est-ce qui va faire pencher la balance ? Les propos du neurologue me rappellent le philosophe écossais David Hume et je ne résiste pas au plaisir de le citer : « Lorsqu’une passion ne se fonde pas sur des suppositions fausses et qu’elle ne recourt pas à des moyens inappropriés à sa fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner. Il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse d’être totalement ruiné pour empêcher le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne qui m’est totalement inconnue1. »
Pour une fois qu’un philosophe vient allégrement démentir ma fâcheuse tendance à croire que la raison me guide toujours vers le bien et la passion vers le mal et l’esclavage ! La réalité quotidienne l’atteste : les salopards consommés ne sont pas forcément idiots ! À l’évidence, si nous balançons entre un égoïsme étriqué et la générosité, il n’est pas dit que la raison seule puisse nous conduire au meilleur choix.
L’Indien de Hume, les patients du neurologue, tous me poussent vers de nouveaux horizons.
D. Hume, Traité de la nature humaine, l. II, part. III, sect. III, Paris, Flammarion, 1991, p. 271.