2.

Tout à l’heure, après une conférence, j’ai presque voulu crier à l’imposture. Un groupe de femmes est venu vers moi pour me dire : « Vous m’avez fait du bien ! », « Quelle force ! » Embarrassé, j’ai timidement recueilli les compliments en songeant : « Ah, si elles savaient à qui elles ont vraiment affaire ! » Entre les mots, les discours et le quotidien, il y a un gouffre, d’où ce journal… Je devise sur la paix et je vis dans le trouble. Je console, encourage, prodigue mille et un conseils et pourtant mon cœur est en miettes. Singulières contradictions ! En écoutant les louanges, je n’ai pas pu m’empêcher de regarder mon portable pour voir si Z m’avait écrit. Et dire que je venais de disserter sur le détachement !

Serais-je un imposteur ?

 

Sur le chemin du retour, dans le métro, j’ai évidemment louché sur de jeunes hommes regagnant innocemment leurs pénates : « Tiens, me dis-je, celui-là a-t-il une copine ? Quel corps superbe ! Va-t-il aux toilettes comme tout le monde ? » Je crois réentendre la voix de l’enfant en moi à qui on s’est efforcé de dire qu’il n’était pas comme les autres. Mais où se cache-t-elle, la différence ? Dans les replis d’une intimité ? Qu’est-ce qui me sépare de ce corps gracieux ? Rationnellement, je le sais, nous avons tous deux mains, deux pieds, deux jambes, deux bras, une tête, un sexe. Je me surprends à m’imaginer vivre tout un jour dans son corps. Pourquoi diable vouloir absolument être à sa place ? Pour voir quel effet ça fait d’être un beau garçon normal ? Thomas Nagel a écrit un article célèbre : « What’s like to be a bat1? » « Quel effet ça fait d’être une chauve-souris ? » Une blessure intérieure me pousserait-elle à me demander: « What’s like to be a beautiful boy? » Sujet sensible et vaste !

 

Comment progresser et m’avancer vers un début de cohérence ? Où découvrir un tant soit peu de détachement dans tout cela ? L’impuissance de ma raison saute aux yeux. Déjà, je pourrais prendre appui sur la réalité, sur ce qui m’est donné, sur mes contradictions qui me serviraient de guide pour me rapprocher de la liberté, à l’écart de ses attractions, de ses attirances, de ses attachements… ou avec eux.

Voilà que, sans avoir rien appris de la fascination, de la jalousie, de la convoitise, de la peur ou de la colère, j’aspire au détachement. Ne suis-je pas en train de sauter les étapes, de traîner avec moi un fatras d’a priori ? Même si j’ignore presque tout du sujet, une intuition s’impose quand même : sans préjuger de la suite, je devine que si passion et détachement pouvaient habiter le même cœur, ce ne serait pas un mal. L’horizon se dégage et du tréfonds de mon être monte une aspiration : oser l’abandon. Oui, oui, mais comment ?

Medice, cura te ipsum ! À compter de ce soir, je veux donc travailler à ma liberté, et, pourquoi pas, abandonner cette idolâtrie infantile qui me fait tant souffrir.

1.

The Philosophical Review, 1974, p. 435-450.

Le Philosophe nu
titlepage.xhtml
part0000.html
part0001_split_000.html
part0001_split_001.html
part0002.html
part0003.html
part0004.html
part0005.html
part0006.html
part0007.html
part0008.html
part0009.html
part0010.html
part0011.html
part0012.html
part0013.html
part0014.html
part0015.html
part0016.html
part0017.html
part0018.html
part0019.html
part0020.html
part0021.html
part0022.html
part0023.html
part0024.html
part0025.html
part0026.html
part0027.html
part0028.html
part0029.html
part0030.html
part0031.html
part0032.html
part0033.html
part0034.html
part0035.html
part0036.html
part0037.html
part0038.html
part0039.html
part0040.html
part0041.html
part0042.html
part0043.html
part0044.html
part0045.html
part0046.html
part0047.html
part0048.html
part0049.html
part0050.html
part0051.html
part0052.html
part0053.html
part0054.html
part0055.html
part0056.html
part0057.html
part0058.html
part0059.html
part0060.html
part0061.html
part0062.html
part0063.html
part0064.html
part0065.html
part0066.html
part0067.html
part0068.html
part0069.html
part0070.html
part0071.html
part0072.html
part0073.html
part0074.html
part0075.html
part0076.html
part0077.html
part0078.html
part0079.html
part0080.html
part0081.html
part0082.html
part0083.html
part0084.html
part0085.html
part0086.html
part0087.html
part0088.html
part0089.html
part0090.html
part0091.html
part0092.html
part0093.html
part0094.html
part0095.html
part0096.html
part0097.html
part0098.html
part0099.html
part0100.html
part0101.html
part0102.html
part0103.html
part0104.html